Dom Juan ou Le Festin de pierre - Entretien avec Lorenzo Malaguerra

 

Comment avez-vous décidé de vous pencher sur le mythe de Dom Juan?

 

Après En attendant Godot et Richard III - Loyaulté me Lie, qui donnaient pour la première fois la parole au clown de Jean Lambert-wild, après Roberto Zucco réalisé à Séoul, nous nous sommes dits que nous n'en avions pas fini avec les monstres. Je plaisante à peine, mais nous aimons la démesure de ces personnages et de ces aventures théâtrales qui donnent la pleine mesure au métier que nous exerçons. Je pense qu'il fallait que nous passions par ces pièces-là, par ces écritures-là afin d'aborder d'autres histoires, peut-être moins connues, mais toujours dans un esprit de partage et de générosité avec le public. Shakespeare, Koltès, Molière imposent, de fait, une théâtralité ouverte sur la salle. Et c'est ce que nous défendons avec force: faire du théâtre aujourd'hui dans une forme de positivité et de générosité, avec toute la folie que notre attelage peut produire. Cette attitude représente, étrangement, une bizarrerie dans le contexte de la création théâtrale contemporaine, plus solipsiste que partageuse. Je la compare davantage à ce que nous voyons dans le cirque actuel, la magie, la jonglerie, la danse aussi. Le choix de Dom Juan n'est donc pas que la fascination pour Dom Juan, mais ce qu'il nous permet de montrer comme théâtre.

 

Qu'est ce qui vous intéresse dans la figure de Dom Juan?

 

Avec Don Juan, on a affaire à un homme, pas à un monstre, même si sa noirceur est extrême, son cynisme sidérant et son peu d'humanité flagrant. C'est un homme, car il a fait le choix d'être ce qu'il est, il n'est pas guidé par sa nature ou par sa rancœur. Ce n'est pas un séducteur au sens où il aimerait ou désirerait l'objet séduit : il s'admire lui-même en séduisant mais avec la claire conscience du désastre qui s'annonce et avec la volonté de s'en moquer. C'est donc un personnage complexe - bien sûr ! - et je trouve intéressant de voir comment le clown de Jean Lambert-wild s'y frotte. On sent bien qu'on est là à la limite de ce que peut faire un clown. Je ne doute pas que la mélancolie, la cruauté, la légèreté du clown de Jean soient très bien adaptées à Don Juan, mais on voit aussi que le personnage résiste à un traitement particulier. Je suis donc très intéressé de voir comment cela va évoluer au fil des semaines de répétition, car il n'y a aucune évidence avec ce personnage-là. Il va falloir en relever toute la bizarrerie, sa sexualité oscillante, son désespoir léger, sa fascination pour la mort.

 

 

Pourquoi avez vous décidé d'adapter la pièce de Molière, et pas un autre texte?

 

La pièce de Molière déploie vraiment toute la complexité du personnage et elle est magnifiquement écrite. Il n'y a rien à faire : on est revenu sans cesse à Molière. Et notre version est tout de même remplie d'éléments atypiques - c'est peu de le dire. Il est donc important d'avoir une base textuelle et narrative solide afin de pouvoir développer les volutes qui nous amusent dans le spectacle.

 

Quelques mots sur la nature de cette adaptation: y aura-t-il des éléments de réécriture?

 

Il y aura quelques coupes ci et là. Et pas mal de cabaret. Pas de réécriture au sens strict mais quelques rencontres insolites.

 

Pouvez-vous me parler un peu du rapport à la mort, dans la pièce de Molière, et plus particulièrement de la figure du Commandeur?

 

La mort est au centre. On ne peut pas envisager la pièce sans cette mort qui plane et attire Dom Juan comme le vide attire celui qui souffre de vertige. Je n'en dirai pas trop sur le Commandeur car nous avons trouvé une belle solution, à la fois centrale dans le dispositif et totalement artisanale. Il serait dommage de dévoiler l'affaire. Sinon, la mort permet au personnage d'affirmer sa liberté totale et c'est cela qui est beau, à la fois dans ce que ça exprime comme idée et comme défi théâtral: être libre sur un plateau représente la quête inaccessible que tout acteur recherche. Il est beau de se dire que la liberté aboutit à la mort comme elle précipite le noir final qui engloutit l'acteur dans sa vie quotidienne.

 

Quelles stratégies de mise en scène allez-vous adopter, pour intégrer les dix-sept académiciens à votre mise en scène?

 

Tout d'abord, on répète avec les Académiciens comme on répète avec les autres acteurs. Personnellement, je ne sais pas enseigner le théâtre, donc je dirige des acteurs. Chaque rôle sera quadruplé afin que toutes et tous puissent accomplir la tournée dans une démarche vraiment démocratique. Et les répétitions vont durer de leur première à leur dernière année de formation, puis le spectacle sera leur première aventure professionnelle. C'est une belle chance que de pouvoir finir son école sur les routes d'une tournée.

 

Ce n'est pas la première fois que vous rencontrez ce clown, vous le voyez évoluer, changer de forme... Quels sont les défis que de travailler avec cette figure si intime, si personnelle, d'un autre? Comment voyez-vous le clown?

 

Le clown de Jean a cette capacité à se sentir à l'aise à Singapour comme à marcher sur les pieds de sa partenaire. Il est beau et maladroit mais il devient surtout chatoyant car ses registres de jeu se multiplient. Avec Jean, notre façon de travailler est assez basique: je dis non, ou je rigole. Nous avons cette chance de nous comprendre sans qu'il soit nécessaire de grands discours et de partager à la fois le plaisir du jeu et de l'amitié. Je ne me mêle pas de son clown, je ne cherche pas à lui dire quoi que ce soit ni à comment jouer les choses. Le clown est libre, essayer de le diriger serait la pire des choses à faire. On s'amuse ensemble à chercher la hauteur de la voix, à trouver une nonchalance ou une angoisse, on tourne en rond, on s'enthousiasme parfois; et on rit, beaucoup.

 

 

Cela vous donne t'il envie de monter sur scène?

 

Un jour, je remonterai sérieusement sur scène (je l'espère !) mais là j'ai vraiment du plaisir à jouer avec les acteurs que je regarde. J'en ai bien davantage que si j'étais à leur place. Par contre, je suis persuadé que l'aboutissement de la carrière d'un metteur en scène est de devenir acteur, pas l'inverse.

 

Vous travaillez aussi avec trois musiciens, avec qui vous avez déjà collaboré de par le passé. Pourquoi cette dimension de cabaret vous semble-t-elle importante?

 

Ils sont formidables et totalement fous: ce sont de vrais punks qui n'ont aucune espèce de limite et surtout ce sont d'excellents musiciens qui ont compris la scène. Les musiciens ont un sens du plateau qui est souvent très bon. Ils ont l'habitude de jouer beaucoup dans des conditions très diverses, c'est une qualité primordiale pour aborder le théâtre. J'adore le cabaret comme la comédie musicale, ce sont des arts qui donnent du relief, une légèreté et une profondeur incroyables aux situations. Et de l'émotion. Le cabaret se joue des codes mais ne s'en moque pas, comme le clown d'ailleurs. Si vous êtes incapables de chanter, vous êtes simplement ridicules. En fait, je crois même que le cabaret - la musique de façon générale - place une exigence supérieure de précision et de justesse. C'est pourquoi il est si intéressant de les mêler au théâtre. Dom Juan est aussi une fête, aérienne et endiablée ! Sans musique, la chair est triste.

 

 

Propos recueillis par Eugénie Pastor