Entretien avec Jean Lambert-wild

Vous évoquez l'idée que La Sagesse des abeilles est pensé dans la continuité du Recours aux forêts. Pouvez-vous développer sur l'idée de cette relation ?
À la fin du Recours aux forêts, la dernière sentence offerte par Michel Onfray est : «la sérénité triomphera». Le triomphe de cette sérénité c'est peut-être prendre le temps de regarder un rucher et dans le temps de cette contemplation apprendre à se conduire. Il y a aussi une sérénité en amitié, c'est donc naturellement l'amitié de Michel Onfray qui guide cette «première leçon de Démocrite».

D'où vous est venu cet intérêt pour les abeilles, et principalement pour leur disparition, qu'on nomme «phénomène d'effondrement des colonies» ? 

Mon plaisir d'entomologiste est venu de descriptions : de Maurice Maeterlinck, dans La Vie des abeilles, d'Ernst Jünger dans Chasses subtiles. Et puis du plaisir que j'avais moi-même à la contemplation des bousiers, des fourmis. Les insectes m'intéressent, dans la manière dont ils organisent notre monde, comment ils créent du mouvement à des endroits où on pense qu'il n'y en a plus. Quand on s'intéresse à une chose, on est toujours inquiet de sa disparition. On a ceci en nous : on peut porter le deuil de toutes les choses qu'on aime profondément et qui sont encore en vie, et dont on sait qu'elles vont disparaître. Mais il y a des choses qui doivent nous survivre. Et parce que les abeilles ne sont pas que des individus, elles participent d'un réseau d'intérêts que nous avons avec elles, et d'une conversation qui doit se continuer. Pouvons-nous porter le deuil des abeilles par anticipation et se poser la question : «est-ce que c'est supportable ?». Je ne pense pas que ce soit supportable, un monde sans abeilles. Les printemps silencieux vont être tristes. Ce sera une perte d'harmoniques. Si on est capables de comprendre émotionnellement ce qu'il y a en jeu, on peut peut-être se poser la question de ce qui est en train de se rompre.

Ce qui se rompt, est-ce le rapport entre les hommes et le monde qu'ils habitent, qui à son tour causerait la disparition des abeilles ?

Attention, la disparition des abeilles a des causes réelles et sérieuses. La question c'est de se demander ce qu'est le dénominateur commun à ces causes. Je pense qu'on en arrive à cette situation quand on perd la perspective de notre être dans le monde, quand on perd la perspective de notre solitude, qui est notre moyen de contempler le cosmos. Et s'il y a un effondrement de cette conversation qu'on mène avec le monde, nous deviendrons servilement égoïstes. Esclaves des fins que nous programmons nous-mêmes. Il n'y a pas de plus belle solitude que celle qui sait s'associer à une autre solitude. Mais les solitudes brisées, ça devient du néant, et dès lors on ne peut plus prendre plaisir à l'infinité de choses qui se déplacent au quotidien. On n'est plus attentif…

Et est-ce que la volonté de faire cohabiter sur scène des abeilles et des hommes participe de ce projet de conversation ?

Je ne sais pas si on peut parler de cohabitation… Je dirais qu'on va travailler ensemble. Notre désir de conversation, il s'adresse non pas entre des acteurs et des abeilles, il s'adresse entre des acteurs, dont certaines sont des abeilles, et des spectateurs. La conversation s'établit dans ce sens-la, entre des acteurs et des spectateurs, toujours. 

Est-ce pour cela qu'elle a lieu au théâtre ?

Il y a au théâtre quelque chose qui est à notre portée. Le corps d'un acteur au théâtre, c'est un monde en face de vous. Le théâtre, c'est comme un paysage où vous pourriez camper. Il n'y a pas de murs, il n'y a pas d'interdits au théâtre, c'est fabuleux, c'est un espace incroyable pour ça. C'est l'espace d'une liberté partagée.

De quelle façon allez-vous travailler en amont du spectacle avec les publics, comment intégrerez-vous les gens à ce projet ? 

Dans chaque lieu où l'on jouera, il faudra préparer nos «actrices», préparer un rucher, voire plusieurs. La préparation de ce rucher, avec des apiculteurs mais aussi avec le public, permettra déjà de créer une relation amoureuse, un début de catharsis. Et de comprendre que le vivant est quelque chose de subtil. Il s'agira de s'intéresser aux micro-mouvements de toutes ces danseuses que sont les abeilles. Et puis ce sera aussi l'occasion d'accompagner ce travail d'une pollinisation poétique du territoire, que mènera Stéphane Pelliccia ; d'avoir une anthologie de textes qui iront de Démocrite jusqu'à Michel Onfray, et de donner ces textes à ceux qui voudraient les diffuser. Cela m'intéresse de voir comment les gens peuvent s'en emparer, comment ils peuvent apporter d'autres textes, comment même peut-être ils vont se mettre à écrire. Stéphane sera l'initiateur de cette pollinisation poétique. Il viendra chez vous, pour vous apprendre à conduire un rucher tout en vous faisant goûter du miel et sentir du pollen… 

Qualifieriez-vous cette démarche, ce spectacle, d'engagés ?

Tout acte que nous faisons dans la vie doit être un engagement. Comment pourrait-il y avoir des actes artistiques sans engagement? Nous ne pouvons parler que du monde dans lequel nous vivons. Nous ne pouvons faire que ca. Et c'est un engagement d'en parler. Le théâtre sans engagement ne peut pas exister. Ce que je veux dire, c'est que s'engager n'est pas forcement qu'une question politique. C'est une attitude à soi-même, c'est juger de l'importance des choses. Il y a une grâce quand même infinie dans la vie, dans le fait de vivre. Notre engagement, il est là. Il est de vivre, et d'essayer de le faire pleinement.

Quelle importance accorderez-vous à la magie et à l'illusion dans La Sagesse des abeilles ?

Ce qu'il y a d'intéressant dans la magie, c'est qu'elle permet d'amplifier nos sentiments. Elle crée des échos à des tensions que nous connaissons, qu'il s'agisse de tensions amoureuses ou de tensions de frayeur… Pour qu'une chose soit perceptible, il faut, soit que les gens acceptent de passer énormément de temps à la regarder, soit qu'ils fassent appel à leur raison. Mais il y a une troisième méthode, qui est pour moi l'état de grâce, et qui fait que la chose devient immédiatement évidente. La magie et l'illusion, c'est ça. Ce n'est pas tromper le monde, mais le mettre en possession de quelque chose qui le porte lui-même. C'est en fait la poésie qui est importante, pas la magie. La poésie, c'est la denrée la plus rare qui soit, parce qu'elle est comme les traces d'énergie de toutes ces vies qui se heurtent, se bousculent, s'aiment, se violentent... Et comme toutes les traces, elle finit par disparaître. Elle serait comme un gaz, très difficile à enfermer ! On peut le respirer tous les jours et ne jamais y prêter attention. Vous respirez tous les jours et vous ne vous posez pas la question de ce souffle. Ce n'est peut-être que quand on a la tête dans l'eau, que l'on réalise que c'est important. Les bactéries n'ont pas besoin de respirer. Or nous, il nous faut du gaz. Peut-être la poésie est-elle un gaz subtil…

Pouvez-vous me parler de l'équipe de laquelle vous vous entourez, et du fait que ces «voix des hommes» que vous avez choisies soient toutes très caractéristiques.

C'est un choix qui est porté par l'exigence musicale de Jean-Luc Therminarias. Si cette équipe est réunie, David Moss, Sam Ashley, Jacqueline Humbert, Stéphane Pelliccia, Ania Temler, c'est que Jean-Luc a besoin de cet orgue de voix. Et ce sont des gens qui ont conscience de leur respiration… L'autre équipe nécessaire, c'est Renaud Lagier, Francois Royet, Jean-Luc Therminarias, Michel Onfray, Lorenzo Malaguerra tous ces gens qui se sont associés depuis un moment et qui continuent à converser, à inventer une aventure poétique.