Le dessein secret de Richard III

 

Au fond, que veut Richard ? Car d’emblée, Richard veut – absolument. Et cette volonté absolue, il nous l’adresse. De prologue en monologues, de confidences en apartés, il s’expose pur projet, « profond dessein » (« my deep intent ») déployé en « intrigues » (« plots »), au point de ne plus pouvoir jurer que par « l’avenir » (« the time to come »). Monstre de théâtre, ce héros diabolique se pose par éclairs en phénomène de foire : il se construit par déclarations d’intentions – ses actes n’en sont que l’éclatante exécution. Pour lui-même et pour nous, il se fait oracle de son sort, auteur de son univers, metteur en scène de ses prouesses. Richard nous promet l’impossible et il le tient. Richard veut l’impensable et il l’obtient. Mais que veut-il vraiment ? Sous l’étalage du désir – la conquête, le pouvoir – et le plaisir du show, se cache cependant, dans l’abîme intérieur, une autre aspiration – « un autre dessein, étroitement secret » (« another secret close intent »), que Shakespeare évoque sans jamais le révéler.

Le pouvoir joue certes comme clair objet du désir, d’autant plus attirant qu’il s’avère massif et interdit. Cette couronne d’Angleterre qui ne devait pas lui échoir, Richard l’arrache au destin en supprimant un à un les héritiers légitimes, issus de son propre sang – frères et neveux de sa famille York, au besoin en les faisant s’entretuer. Reste que la jouissance machiavélique ne cesse nullement avec l’obtention du trône, preuve que cet objet de conquête, la royauté – ravie par force stratagèmes, manipulations, duperies et crimes – ne vaut qu’au premier degré de lecture.

La vengeance s’impose alors comme ressort sous-jacent. Vengeance contre sa famille, dont Richard constitue le rejeton monstrueux, difforme et diffamé, maudit par sa mère dès sa naissance, écarté par ses frères, conspué par tous. Vengeance contre le monde qui l’a vomit sans lui laisser la moindre place, si bien qu’à défaut d’espace propre, c’est l’univers entier que le paria réclame désormais pour champ, dût-il, à cette fin, faire place nette de tout.

Le mal surgit dès lors chez Richard comme un projet négatif, par contre-coup, en réaction à l’outrage que lui a infligé le monde. D’entrée de jeu, le protagoniste se déclare « déterminé à être un scélérat » (« determined to be a villain »). Déterminisme inexorable d’une fatalité transcendante (« déterminé » = prédestiné) ou choix volontaire d’une conscience libre (« déterminé » = résolu), la plongée dans le mal peut s’interpréter dans les deux sens – une ambivalence que laisse ouverte le génie shakespearien. Demeure l’exigence de pureté (au sens alchimique) dans le mal : dans sa radicalité démoniaque et sa perversion sadique, cette « scélératesse nue » (« naked villany ») vise par ses « méfaits » (« mischiefs ») à provoquer la haine, la mort et la ruine universelles.

La destruction : telle s’avère alors la fin poursuivie par Richard, dont le couronnement, loin d’endiguer la soif de crimes, en précipite au contraire l’ivresse. Prétendant au trône, Richard Gloucester pouvait avoir, pour ses meurtres, la faible mais réelle justification de l’ambition. Devenu roi, Richard III n’a même plus cette excuse quand, avec une gratuité qui choque jusqu’à son âme damnée l’ayant porté au pouvoir, son cousin Buckingham, il glisse du fratricide dynastique à l’infanticide familial. Destruction des siens, donc, mais bien davantage, destruction de tout, destruction sans objet autre qu’elle-même, comme si Richard aspirait à la fin du monde – au néant. Comme si le projet politique « traditionnel », l’usurpation de la couronne et sa conservation despotique (le projet de Macbeth, cet autre héros du mal, lui en revanche « encore jeune dans le crime »), ne servait qu’à masquer un projet autrement plus radical, métaphysique celui-là : l’anéantissement total. Sous la pulsion d’accumulation, la fureur de destruction. Sous l’ambition tyrannique, la furie nihiliste. Avec, inévitablement, au bout du chemin, l’auto-anéantissement.

Sa propre destruction, ainsi se révèle l’issue fatale, et peut-être le désir secret de Richard. Évidé par un manque essentiel impossible à combler, grevé par une lacune ontologique qui le laisse à jamais « tronqué » (« curtail’d »), « inachevé » (« unfinish’d »), « à peine à moitié fait » (« scarce half made up »), Richard, hanté par ce néant qui l’habite, s’éreinte à le combler par la néantisation du monde – sans jamais parvenir à calfeutrer ni même à réduire cette béance intérieure, qui, au final, l’engloutit. Comme s’il n’avait (r)avalé le plein du monde que pour se punir de cette entaille essentielle, de ce défaut d’être –  au point d’en imploser. Richard III – un trou noir.

Ne lui reste donc plus que le jeu, autrement dit, le théâtre. Et peut-être est-ce là sa dernière et primordiale volonté. Peu avant de mourir, tourmenté par les spectres de ses victimes, désespéré, Richard déchoie de la maîtrise virtuose du Je à l’éclatement tragique du Moi, de la duplicité au déchirement. Désormais, « Me » ne peut plus rien pour sauver « Myself », puisque « je ne trouve en moi-même aucune pitié pour moi-même ». Le comédien souverain polymorphe a dégénéré en pantin aliéné démantibulé. Lui qui savait parler à tous, et d’abord au public, ne parvient même plus à se parler à lui-même. Cependant, auparavant, tout au long de sa trajectoire, en un feu d’artifices, Richard aura brillé en acteur roi : puissance de jeu infinie, art suprême de la métamorphose, plasticité illimitée, excellence rhétorique, maestria de la double adresse, génie de l’improvisation, invention dramatique, brio des masques, palette des registres, sens du coup de théâtre…

Moi en majesté – il prononce plus de vers dans son seul premier acte que Macbeth durant toute sa tragédie -, Richard III fascine tant son public, qu’il captive à chaque tour et adresse, que ses proies, qu’il joue en les rembarrant (ses neveux, Buckingham), en les renversant (Clarence, Hastings, Edouard) ou en les retournant (Lady Anne, le Maire). À l’irrésistible séduction du Vice – allégorie héritée du Moyen Âge – il ajoute l’humour ravageur du Joker, qui d’un seul trait peut teinter de comique jusqu’au pathétique. Ce « vilain » magnifique, à la cruauté et à la drôlerie perverse, règne en pur maître du jeu. Nul étonnement, dès lors, si le spectateur ne le voit quitter la scène qu’avec un soulagement mêlé de regret – non sans éprouver quelque coupable sympathie pour cet éblouissant démon de théâtre, envers ce héros qui a voulu se jouer de tout.

Gérald Garutti