Carnet de bord # 4: L’Avare ou l’école du mensonge

Par Jean Lambert-wild

Souvent je m’interroge sur les dispositions qui seraient les plus congruentes à l’efflorescence artistique. Il faut, bien-sûr, des moyens financiers, des compétences techniques, des ressources humaines et bien évidemment un lieu de vie et de création.  Cependant l’addition de ces prérequis, qui sont aujourd’hui très bien détaillés dans les boîtes à outils de nombreuses agences culturelles, ne suffit pas à garantir le plus riche des terreaux. Le système racinaire des artistes est si varié qu’un substrat, dont la consistance et la composition seraient uniques, n’apporterait aucune solution à un enracinement favorable tant au territoire qu’à l’œuvre qu’il sustente. Le terme le plus communément employé est celui de « résidence ». Les déclinaisons sont nombreuses : résidence de création, d’artiste, de recherche, de diffusion… Mais cela sous-entend un titre de résident dont les obligations ne sont pas toujours les plus propices à la complexité sauvage d’une œuvre. Pour ma part, je préférerais l’emploi plus doux du terme de « Jardin » qui est un espace onirique plus favorable au partage des émotions et à l’émulation des esprits créatifs. 

J’ai eu la chance de m’épanouir dans quelques jardins. Mais il en est trois où je m’acclimate toujours avec une fertilité heureuse. Le premier se situe à Maubeuge. Il s’agit de la scène nationale Le Manège que dirige Géraud Didier. Lui et son équipe sont des jardinistes hors pair qui savent apporter à chaque artiste les composants idéals au développement de leur vivacité naturelle. Le second se situe à Monthey. Il s’agit du Théâtre du Crochetan que dirige Lorenzo Malaguerra. Par un miracle valaisan, une réhydratation active, que facilite un mélange humain joyeux, permet à toutes les singularités artistiques de s’y exprimer et d’échapper à l’aridité de notre époque. Le troisième se situe à Shizuoka.  Il s’agit du Shizuoka Performing Arts center (SPAC) que dirige Satoshi Miyagi. À chaque fois, je trouve dans ce jardin  des forces nouvelles qui me permettent de cerner les principales composantes de mon geste artistique.

Le SPAC a été fondé en 1995. Il est le fruit d’une volonté politique dont l’objectif est traduit on ne peut plus clairement dans l’article 3 de ses statuts : « Aboutir à la création d’œuvres d’art de renommée mondiale et développer des moyens humains pour la recherche de nouvelles formes d’expressivité, ce qui conduira à une amélioration de la vie culturelle des citoyens de la région de Shizuoka ». Cette résolution n’est pas une incantation de façade. Elle préside à toute l’organisation de ce jardin dont l’identité géographique se partage, l'une en ville dans le quartier Suruga-Ku, et l'autre au milieu des champs de thé dans les collines du Nihondaïra aux pieds du mont Fuji. Les répétitions de L’Avare ou l’école du Mensonge se déroulent en ville au théâtre des arts de Shizuoka que tout le monde nomme le « Granship ». Cela contente en moi mon goût insatiable de voguer à l’inconnu ; tout comme cette conviction que théâtre, marine et navigation ont des origines intimement liées. La salle de répétition y est modeste. On ne peut y faire d’éclairage, ni s’encombrer de dispositifs techniques trop lourds. C’est un lieu où l’économie préside à ne jamais oublier que l’essentiel d’une représentation tiendra de la qualité d’engagement du jeu des actrices et des acteurs. Vers la fin des répétitions, nous disposerons de cinq jours sur le grand plateau. La scène y est constituée d’une enveloppe faite de pierres noires moirées d’incandescences grises. C’est un refuge pour la parole où même un murmure ne perd pas de sa force. 

Je loge au Nihondaïra dans l’un des multiples logements dédiés aux artistes. Il s’agit de petites demeures de bois humbles qui épousent la végétation alentour. C’est un lieu de paix loin des agitations inutiles qui embrouillent l’esprit. Il s’y trouve trois autres lieux de représentations : le théâtre en plein air « Udo », le théâtre en ellipse « Daendo » et le « Box Theater ». Cette disposition fait du SPAC un jardin de tous les possibles car chaque espace s’adapte à toutes les possibilités scéniques d’une représentation. Je vis donc en pleine nature. Chaque matin la luxuriance de la forêt m’invite aux souvenirs de mes joies d’enfant lorsque, à l’île de la Réunion, je courais pour arriver le premier au col des Bœufs avant de dévaler la pente pour me perdre dans la Plaine des Tamarins. Au Nihondaïra les oiseaux sont nombreux, les papillons gigantesques et, avec un peu de chance, on peut observer un tanuki gourmant se faufilant dans un buisson ou parfois croiser un sanglier farouche traversant un sentier en grognant. Lorsque j’ai un peu de temps, je me promène. En empruntant les sentiers qui sillonnent les collines, je monte jusqu’au sommet pour profiter de la vue panoramique sur le souverain mont Fuji, mais aussi du clapot figé des plantations de thé alignées en parallèles immuables, des méandres de la péninsule d’izu, de la baie de Suruga brillante de mille vaguelettes nacrées. Je peux encore prendre un petit téléphérique jusqu’au flamboyant sanctuaire Shinto Kunōzan Tōshō-gū. Tout cela concourt à me libérer d’entraves bien peu propices à fonder une parole capable d’affronter les gouffres de l’existence. 

Il y a enfin un autre lieu, très discret à une centaine de mètres du « Granship ». Il s’agit d’un petit estaminet chez « Danké » . C’est un lieu incroyable aux murs de tôles rouillées qui a survécu à toutes les altérations du progrès. Depuis plus de 50 ans une femme d’une vitalité gaillarde y monte la garde. Parfois le soir je m’y rends. Je sais que j’y serai toujours accueilli avec une simplicité rassurante, avec une jovialité sans atour qui est un baume poétique pour cet exilé désarmé que je suis. Car finalement, un artiste est un hors de lui qui ne peut résider qu’à la condition d’une amitié.

 

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