Acteur et mondes virtuels/Entretien avec Jean Lambert-wild

 

Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress avec Comité de lecture (pour cet article : Théo Arnoulf, Mélissa Bertrand, Simon Hagemann, Izabella Pluta, Jeremy Perruchoud)

 

Cet entretien avec Jean Lambert-wild explore la question de l’avenir de l’acteur réel sur la scène aux temps des images virtuelles. Il a été réalisé le 19 novembre 2012 à la librairie Le Rameau d’Or à Genève après la sortie de mon livre L’Acteur et l’intermédialité, publié aux Editions l’Age d’homme (2011). Le travail de Jean Lambert-wild, poète, dramaturge, homme de théâtre, artiste dramatique, clown blanc, scénographe tient une place importante dans cet ouvrage, notamment de par mon analyse du projet interdisciplinaire et du spectacle intitulé Orgia qu’il signe en 2001. L’entretien fut amendé et complété en mai 2020.

Izabella Pluta : Notre discussion aujourd’hui se fait dans le cadre du vernissage de mon livre où ton travail occupe une place importante. Sa couverture porte la photo du spectacle Orgia que tu as réalisé en 2001. Nous nous sommes rencontrés également pour la première fois à l’occasion de cette mise en scène lors de tes représentations à Orléans. Orgia et la question de la technologie dans le spectacle vivant était alors notre point commun. La première eut lieu il y a onze ans déjà. Néanmoins, ce spectacle s’inscrivait d’ores et déjà dans l’histoire du théâtre et ses relations avec l’intermédialité1. Je tiens à souligner que ce qui posait longtemps problème dans ce type de création à composantes technologiques était l’acteur. Il s’agit de la figure vivante qui a sa partition de jeu et qui élabore son personnage d’une manière minutieuse.

Jean Lambert-wild : Le théâtre est un art ayant toujours su utiliser la technique au profit de sa poétique. Il n’y a en soi rien de nouveau. C’est l’inverse qui serait étonnant. Il s’agit d’un mouvement qui commence dès la Grèce antique, si on se souvient de toutes les machineries qui y furent inventées, puis dans le théâtre romain avec les jeux de rideaux comme le siparium2 ou l’aulaeum3 et aussi toutes les surprises que permettaient les deus ex machina. Cette ingéniosité se poursuivit avec le théâtre à l’italienne, puis avec les diverses fantasmagories du XIXe siècle. Lorsque l’électricité arriva dans les villes, elle fut tout de suite employée au théâtre. Ce dernier a toujours essayé de combiner ses espaces de narration et ses espaces de représentation avec les avancées techniques de son époque. Le théâtre est l’art de la tekhné, au sens que lui confèrent les stoïciens, celui d’une hexis hodopoiètiké4, un « habitus créateur de chemin ». En effet, sur scène, nous répétons en miroir les mémoires de notre époque. Nous les assimilons et nous les combinons avec les mémoires passées dont nous avons su garder la trace. Dans ce dispositif technique de mémoire, l’acteur est un vecteur d’information absolument unique car aucune image projetée ou son enregistré ne peuvent égaler ses capacités d’interprétation et de visualisation. L’acteur, s’il veut agir, doit travailler à être une mémoire libre de tous les réflexes sociaux. L’étrangeté de sa fonction n’a de sens que si elle nous émancipe de nos célébrations quotidiennes.
Beaucoup de métiers se sont transformés, d’autres ont disparus. Je pense que le métier de metteur en scène disparaîtra un jour. Il est apparu, entre autres, conjointement avec l’arrivée de l’électricité car les nécessités scéniques faisaient appel à des dispositifs visuels de plus en plus complexes. Il fallait donc qu’il y ait un membre de la troupe qui puisse regarder les comédiens et agencer le travail scénique. Ce nouvel agenceur du dispositif de vison, qu’on nomme encore aujourd’hui le metteur en scène, fut positionné dans la salle, au centre de l’orchestre. Il imposa une direction comme le ferait un sémaphore. C’est-à-dire une vision linéaire et malheureusement répétitive de la certitude des « lois et principes » qui régissent la scène et dont il s’appropria la gouvernance. 
Je crois que d’ici cinquante ans cette fonction, qui est avant tout une position de pouvoir, disparaitra. Elle sera caduque. Contrairement à l’acteur qui lui, j’en suis persuadé, verra au théâtre sa fonction préservée. En revanche, celle-ci évoluera profondément dans l’industrie du cinéma. Il est fort probable, afin d’économiser les coûts de production, que les acteurs soient digitalisés comme ils le sont déjà dans les jeux vidéo. Il y aura probablement, pour faciliter l’immersion et l’addiction des spectateurs, des acteurs virtuels avec lesquels les spectateurs pourront interagir en direct. Cela changera tous les codes de narrations et de représentations que nous connaissons. 
Mais au théâtre, l’acteur gardera une fonction magique disruptive car il est un vecteur d’informations et de mémoires irremplaçable. Vous m’objecterez que les informations qu’il transmet pourraient-être propagées par un écran. Certes, on peut codifier et donc programmer le geste, la voix, le texte, le mouvement et les combiner avec tous les nouveaux signaux technologiques qui s’agrémentent aujourd’hui et permettent de nouvelles possibilités de narration dans nos espaces de représentation. Mais l’acteur au théâtre les utilise d’une façon singulière. Le théâtre est un art magique qui fait du corps de l’acteur un hanap médiumnique. Ce qu’aucun écran ou programme d’intelligence artificielle n’est en capacité de faire car ils ne sont pas habités par la fêlure constante de la mort.

I. Pluta : Comment alors le comédien s’approprie-t-il ces composantes ? Doit-il assimiler une transformation de ses outils scéniques appris au conservatoire ? Comment se retrouve-t-il dans un environnement technologique accueilli par un espace scénique ?

J. Lambert-wild : La corporéité étrange de l’acteur est indépassable. Elle diffère de l’étrangeté d’une marionnette ou de celle d’un robot. L’énonciation de son identité a très peu changé au cours des siècles. Elle suit l’évolution du corps humain. Il sera peut-être possible que nous ayons des acteurs augmentés. Cela suivra les mutations génétiques du corps humain et les hybridations proposées par les technologies. Mais ces évolutions seront longues et connaitront autant d’échecs que de réussites. 
En revanche, la dramaturgie du théâtre contemporain se modifie rapidement depuis les années 1980. Ses certitudes, « ses lois et principes » sont perturbées comme celle par exemple de son architecture, ou de son efficacité cathartique. Le théâtre est en effet confronté à une révolution épistémologique qui remet en cause l’efficacité tout son système de représentation. Des devanciers comme le théoricien Marshall McLuhan avaient prévu certains de ces bouleversements… 
Plus j’étudie ces bouleversements, plus j’ai l’impression que nous sommes en train de passer d’un mode de représentation linéaire à un mode de représentation circulaire. Ce système de représentation circulaire a déjà existé au Moyen-âge. Il fut oublié peu à peu après l’invention de l’imprimerie qui établit une pensée linéaire au détriment d’une pensée qui elle, prenait appui sur la circularité des signes de mémoire. L’organisation de l’espace du web abolit aujourd’hui cette linéarité et engendre une multitude de connexion de cercles de mémoire imbriqués eux-mêmes dans une multitude d’autres cercles de mémoire. Les représentations de la cartographie de l’espace du web sont en cela très différentes de celles du livre. Cela équivaut à comparer une galaxie à un continent. Nous avons du mal à accepter cette révolution épistémologique qui change toutes les logiques de nos représentations de mémoire et donc, par addition, tous les signes de reconnaissance que nous leur affectons. Je pense que cela est dû à une résistance bourgeoise qui tente par tous les moyens de préserver la représentation de l’espace linéaire de l’organisation sociale de la fable. Car celle-ci lui a permis, depuis quelques siècles, d’imposer une représentation du monde, du pouvoir, d’une hiérarchie sociale, et enfin de distractions codifiées tout à l’avantage de ses intérêts et surtout tout aux bénéfices d’une captation des héritages de mémoire dont elle veut à tout prix garder la primauté en accaparant la totalité des richesses. L’espace circulaire est dangereux pour le pouvoir car il permet une multi-polarité de sens dont on ne contrôle pas forcément les accès. Mais quelles qu’en soient les résistances, ce processus est en cours. Il modifie déjà fortement les représentations théâtrales qui ne savent plus ni à quelle modernité, ni à quelles traditions se vouer. Ces mutations entrainent une conversion de la scène qui est actuellement empêtrée dans des phénomènes de reviviscence très curieux. Le théâtre est actuellement prisonnier de sa fascination pour le cinéma et essaye souvent de copier vainement ses systèmes de narration, d’énonciation et donc aussi de représentation. C’est une erreur mortelle, car, comme je l’ai déjà évoqué, le cinéma connait actuellement des modifications très importantes. Nous observons la disparition progressive des figurants, Lucasfilmcopie numériquement chaque acteur de Star Wars pour les ressusciter à volonté. Les grands Majors sont en train d’archiver des bases de données qui leur permettront d’étonnants effets combinatoires. On pourra à l’avenir s’amuser, par exemple, à combiner la démarche de Marilyn Monroe au corps d’Arnold Schwarzenegger. Cela ne pose aucun problème indépassable et surtout pas éthique pour une industrie construite autour des notions de profits et de rentabilité. L’image, nous le savons, peut-être vite détournée pour faciliter une immixtion des consciences qui facilite les placements de produits commerciaux ou la propagande idéologique. Dans ce système où la dépendance économique est extrême, l’acteur devient jour après jour une marionnette de plus en plus virtuelle. Il serait bien dommage que le théâtre, hypnotisé par un média qu’il a fait naître de sa cuisse, ne prenne pas conscience de l’autonomie formidable qu’il a d’investir un usage médiumnique novateur des nouvelles technologies de mémoire. Il sut le faire il y a des siècles avec le langage. Il devrait toujours pouvoir y arriver aujourd’hui. Mais pour cela il faudrait que le théâtre de l’émancipation accepte l’héritage magique d’un théâtre de la stupéfaction et se débarrasse une fois pour toute des catégories bourgeoises et de leurs fallacieuses allégories.

I. Pluta : L’image virtuelle va-t-elle transformer le travail de l’acteur ? Va-t-elle le remplacer ?

J. Lambert-wild : Le travail de l’acteur connaitra des transformations mais sa fonction principale sera préservée. Il devra, par un apprentissage régulier, réfléchir à de nouvelles heuristiques intuitives et inventer de nouveaux usages d’un art combinatoire qui décomposera toutes les conventions théâtrales psychologiques et métaphysiques complexes en un ensemble de conventions plus simples et concrètes. Ce sera l’occasion de redécouvrir des méthodes de mnémotechnique connues depuis l’antiquité, comme la méthode des Loci5inventé par les Grecs et les palais de mémoire6 qui était très utilisés au Moyen-âge. Une nouvelle mécanique cathartique sera proposée par l’acteur qui alliera une capacité de jeu d’interprétation à une capacité de combinaison de mémoire. 
Actuellement, je prépare une calenture7, intitulée J’ai oublié le code (Calenture N°99 de l’Hypogée pour Clown blanc et sac rehaussé de Code QR. 2015). Mon clown blanc, Gramblanc, est habillé d’un sac de clown traditionnel sur laquelle sont cousus des codes QR. Mon clown interprète une entrée clownesque écrite par Catherine Lefeuvre. Vous pouvez lors du temps de la représentation de cette entrée clownesque scanner les codes QR avec votre smartphone. Cela déclenche des séquences de mémoire qui recombinent la logique d’apparition linéaire du texte. Elles activent des dispositifs vidéo et sonore de données et de métadonnées glanées de manière aléatoire dans l’espace du web par un algorithme dédié. De plus, l’activation de certains QR code m’envoie un signal sensitif que je traduis immédiatement dans mon jeu clownesque par une suite de lazzis improvisés. Ces impulsions aléatoires réorganisent en direct la hiérarchie du texte et ses combinaisons de mémoires.

I. Pluta : Es-tu partisan de l’innovation du théâtre à travers les technologies ? Est-ce d’ailleurs possible vu l’âge archaïque du théâtre ?

J. Lambert-wild : Toutes les aventures que j’ai menées depuis une quinzaine d’années, avaient comme objectif discret de démontrer qu’il fallait raccorder tradition et innovation. Que c’était un moyen de repenser la modernité d’un théâtre populaire. Cette anastomose8 poétique permettrait une meilleure composition et circulation des fables aujourd’hui. 
Je poursuis ce travail avec Mon amoureux noueux pommier (2012). Si j’ai choisi le théâtre, c’est parce que c’est un artisanat archaïque dans son exécution la plus noble. Il travaille à la représentation éphémère de ce qui constitue un homme ou une femme, de ce qui spécifie un caractère, de ce que véhicule la sensibilité d’une parole qui est toujours la traduction d’un environnement, et enfin de ce qui conduit une communauté à se rassembler en un lieu pour accepter de s’entendre et de se voir dans sa multiplicité.
À l’avenir, cet archaïsme d’une communauté rassemblée résistera et prendra encore plus de puissance par opposition aux états de solitude et aux postures de partialité que la technologie et surtout les réseaux sociaux font subir aux individus. Pour cela, il faut absolument éviter de réduire l’empire du théâtre et ses possibilités de recherches et d’équipements. Nous devons accéder à toutes ces technologies et vérifier si elles possèdent des capacités médiumniques. C’est-à-dire des facultés de combinaisons libérant les puissances poétiques de notre liberté et de notre capacité à appréhender l’immensité du chaos. Nous avons fait des expérimentations avec la radio et nous nous sommes aperçus que la radio avait des capacités médiumniques puisqu’elle était très proche du vecteur d’information de l’acteur, c’est à dire de sa voix. Les tests avec la télévision furent beaucoup moins concluants. Beckett a écrit des pièces pour la télévision, Robert Ashley a composé des opéras pour la télévision, mais on s’est vite aperçu que si le potentiel existait dans ce média, il n’était pas suffisamment fort et indépendant pour résister à l’injonction économique autoritaire « d’un temps de cerveau disponible ».

Au cinéma, des essais ont démontré que ces capacités existaient notamment au travers des combinatoires entre plusieurs espaces de représentation. L’intégration d’images cinématographiques dans des dispositifs scéniques a eu lieu très vite puisque déjà les essais se faisaient avec le Cinématographe à la fin du XIXe siècle. Dans les années 1920, Meyerhold les intégrait à ses dispositifs scénographiques, entre autres. Nous continuons ces explorations. Le développement à grande échelle de systèmes techniques a facilité l’accès à certaines nouvelles technologies. Faire un film avec un téléphone portable est devenu un usage commun, alors qu’il fallait beaucoup de moyens pour tourner un film avec une caméra 35 millimètres. À mesure que nous adoptons des systèmes techniques, nous les interrogeons. Nous vérifions leur compatibilité avec notre praxis. Aujourd’hui, nous explorons les cercles de mémoires du web pour inventer de nouvelles écritures scéniques.

I. Pluta : Comment peut-on intégrer ces dispositifs dans une pièce de théâtre ? Est-ce seulement un support technologique ou encore est-ce que les technologies peuvent devenir une composante sine qua non de la mise en scène ?

J. Lambert-wild : Ce n’est pas la mise en scène qui est décisive mais bien plutôt le processus d’écriture qui est déterminant. En 2006, nous avions utilisé des téléphones portables dans le spectacle Le malheur de Job (2008). On demandait aux spectateurs de garder leur téléphone allumé pendant la représentation. On ne peut pas parler d’un texte très contemporain pour Le Malheur de Job. Néanmoins, à un moment clef du spectacle, des questions essentielles qui traversent ce long poème didactique étaient envoyées à l’ensemble des spectateurs par SMS. Chaque spectateur avait loisir d’y répondre librement. À ce moment de la représentation, la communauté de spectateurs était attentive à ce qu’elle recevait et à la réponse qu’elle pouvait en donner en retour. Cet état participatif, était un état de conscience poétique et politique que les spectateurs partageaient entre eux. Les réponses des spectateurs étaient projetées sur les murs du hall à la sortie de la représentation. Elles poursuivaient le questionnement de Job. C’était les spectateurs qui avaient répondu aux origines de sa souffrance, sans attendre les réponses d’un Dieu qui imposerait le silence.

I. Pluta : Une esthétique technologique est parfois une solution économique car une scénographie en images est peut-être moins chère ? Qu’en penses-tu ?

J. Lambert-wild : C’est très juste. On fantasme beaucoup sur les nouvelles technologies, et cela occulte la grande précarité économique, symbolique et donc politique qui secoue le monde théâtral. Malheureusement de plus en plus, la technique devient une solution de pauvreté pour économiser la présence d’un acteur. 
Lorsque l’on n’a pas les moyens de payer 10 acteurs et actrices, alors on peut en engager 3 ou 4 et compenser l’absence des autres avec des images projetées. Il devient de plus en plus difficile de mettre 20 acteurs sur le plateau. Ces conditions économiques influent les dramaturges qui, pour que leurs œuvres soient jouées, organisent la narration en fonction d’un paradigme économique. Actuellement, les capacités offertes par les technologies sont rarement intégrées comme consubstantielles au développement d’une œuvre. Elles sont souvent utilisées plus pour leur potentiel de solutions économiques que pour leur potentiel d’émancipations poétiques. Il est terrible d’imaginer que des metteurs en scène justifient habilement de choix esthétiques lorsqu’ils n’ont, en réalité, pas les moyens de payer les acteurs ou les actrices…

I. Pluta : C’est un aspect important qu’on a tendance à oublier.

J. Lambert-wild : C’est un aspect essentiel. Et qui, à mon avis, est le bien triste aspect qu’on occulte.

I. Pluta : Même si on ne le mentionne pas toujours.

J. Lambert-wild : On ne le mentionne jamais, c’est un tabou.

I. Pluta : Comment travailles-tu avec les acteurs lorsque tu vas explorer un objet technologique ? Est-ce que tu as des acteurs précis avec qui tu aimes travailler qui acceptent ces solutions-là ? Comment cela se passe-t-il ?

J. Lambert-wild : Je regrette que nous n’ayons plus les moyens d’avoir des troupes. Je pense que c’est regrettable. Les acteurs et les actrices sont prêts à toutes les expériences. Je ne connais pas un acteur ou une actrice, tant que cela leur paraît juste et que cela sert le texte et le sens de leur jeu, qui ne soit résolu à expérimenter de nouvelles formes. Car les acteurs et les actrices sont des poètes-hospitaliers. L’immense apport des troupes est que l’expérience de mémoire collective engrangée lors d’une création se poursuit sur la suivante. Des acquisitions de savoir se font et se transmettent. Vous n’obtiendrez jamais ce résultat avec des acteurs ou des actrices qui seront engagés pour 5 ou 6 semaines comme mercenaires poétiques. Vous pouvez faire appel aux meilleurs acteurs et actrices de France, de Suisse ou d’ailleurs vous ne pourrez jamais atteindre l’homogénéité et la réactivité combative d’une troupe. Seuls les clowns sont capables de cela, mais malheureusement on fait rarement appel à eux car les metteurs en scène n’arrivent que très rarement à dompter leur furieuse liberté. Il en est de même pour les dispositifs technologiques complexes. Pour résoudre une complexité, il faut mettre en place des systèmes coopératifs qui nécessitent un apprentissage. Concernant les acteurs et les actrices avec qui je travaille, je fais le choix de la fidélité car, sur la durée, c’est la conscience la plus probante pour acquérir des savoirs et les transmettre aux impétrants. Je crois à la transmission. C’est un exercice quotidien particulier qui a besoin de temps pour se déployer. Mais pour composer une troupe il faut des moyens. C’est un facteur qui influence beaucoup la création et la recherche théâtrale. Cette nécessaire transmission est rendue de plus en plus difficile dans un espace économique ultra-libéral qui valorise les effets de manches faciles au détriment des belles coutures laborieuses. Laisser de l’espace aux artistes pour qu’ils puissent faire la démonstration que ce qu’ils sont en train de chercher, aboutira à une représentation et permettra une évolution de nos perceptions poétiques. J’ai cette chance de partager une aventure poétique avec des camarades et de travailler avec certains d’entre eux depuis plus de 23 ans. Donc, effectivement, nous avons une mémoire commune de ce que nous avons ensemble traversé. C’est-à-dire une vie… Mais il n’est pas assuré que je puisse conserver cette chance encore longtemps, et il est encore moins certain que de jeunes artistes puissent aujourd’hui construire cette possibilité. L’ultra-libéralisme transforme les artistes en mercenaires qui monnayent leurs compétences au prix de gros. Cela remanie tout le paysage théâtral et certainement pas pour le mieux. C’est une pollution sans précédent de notre espace de représentation.

I. Pluta : Penses-tu que la technologie est porteuse d’un danger ?

J. Lambert-wild : Non. Ce sont les processus imaginaires et politiques qui y sont associés qui peuvent-être dangereux. Il est curieux d’observer, lorsqu’on découvre les premiers travaux d’acteurs ou d’actrices qui sortent d’une école supérieure d’art dramatique qu’ils n’ont pas, la plupart du temps, acquis un répertoire classique dynamique qui leur permettrait de mieux résister aux faciles fadaises de notre époque. Ils peuvent céder à beaucoup de facilités et appliquer à leurs imaginaires les lieux communs généralisés par les réseaux sociaux. Cet affaiblissement de la discipline rend plus compliquée la possibilité d’explorer en profondeur les dispositifs médiumniques que je vous décrivais. Paradoxalement, je pense que c’est l’alliance entre la tradition et des systèmes innovants qui permettra de penser des espaces narratifs performants. Il nous faudra pour accomplir ce processus des auteurs et des autrices car ce sont eux qui comprennent le plus rapidement les nouveaux enjeux de mémoire. Ces auteurs et ces autrices existent, mais ils ne sont pas les plus en vue. Il serait dommage, que faute de sollicitation, ils se détournent définitivement d’un théâtre qui ne voudrait rien leur proposer.

I. Pluta : Tu viens de mentionner, la question de la transmission de la collaboration d’une équipe qui se rencontre souvent à l’occasion d’un spectacle. La question de la recherche ne t’est pas étrangère non plus s’il s’agit de la recherche artistique, universitaire ou technologique. Cette dernière est pertinemment illustrée par le projet Orgia(2001) dans lequel tu collabores avec des ingénieurs. Tu as même inscrit les acteurs dans ce processus où il faut essayer un logiciel ou faire une répétition avec les dispositifs.

J. Lambert-wild : Je tiens à préciser que je cherche avec l’obsession de trouver. En conséquence, je ne fais pas de laboratoire. Cela ne m’intéresse pas. J’inscris toujours mes recherches dans des dispositifs de postproduction car nous cherchons en définissant au préalable un axe dont l’engagement poétique et la relation aux spectateurs sont définis pour que les représentations soient l’enjeu d’une résolution.
Ainsi chaque type de représentation amène une recherche singulière. Comme très souvent nous mettons en œuvre des dispositifs complexes qui nous oblige à mettre en œuvre en parallèle des principes coopératifs efficaces. Cela peut intégrer des chercheurs, des universitaires, des entreprises, des artisans… 
Tous les savoirs sont bons à prendre et bons à étudier. Nous avons intérêt d’ailleurs à les associer. Il est déterminant d’avoir, dès l’origine d’un projet, des acteurs et des actrices à nos côtés. Car ce sont eux qui interrogeront le processus et qui mettront à l’épreuve son intérêt. Leurs usages des « machines à jouer » que nous élaborons nous montrera sans détour ce qui fait sens. Nous comprendrons bien vite qu’il est inutile de faire une usine à gaz pour signifier ce qu’un acteur ou une actrice peut faire d’un geste élégant de la main.

I. Pluta : Quand tu dis la formation dans les écoles de théâtre, s’il y a des propositions de travail avec les technologies, c’est plutôt ponctuel. Même si il est vrai que les écoles anglophones, nordiques et canadiennes sont assez pointues là-dessus. Par exemple, à l’Académie de Maastricht il y a une spécialisation New Theatricality. En France, il s’agit plutôt d’ateliers de formation ponctuels comme « acteurs augmentés » avec Jean François Peyret à l’ERAC.

J. Lambert-wild : Nous avons un modèle d’enseignement qui n’est pas en réflexion du modèle économique de notre activité. C’est-à-dire que l’on enseigne à de jeunes artistes des connaissances qu’ils ne peuvent mettre en pratique. Soit car il n’y a pas de financement, soit car n’y a pas l’espace de représentation adéquat pour cela. Les formations actuelles ne sont pas en phase avec les modèles d’insertion professionnelle. C’est très problématique. Transmettre, c’est envisager l’avenir. C’est le dessiner. Il faut donc réfléchir à l’organisation de notre profession, à sa capacité à se transformer, et à accepter ces transformations. À quoi sert-il de penser à des acteurs augmentés si nous n’avons pas préalablement augmenté les dispositifs de mémoire de ce que nous représentons ? Et surtout le sens de ce que nous y accordons ? Quoi qu’on en dise, la plus belle augmentation que peut faire un acteur c’est de se trouver un camarade de jeu. Ça reste aussi simple que ça. Le théâtre est une augmentation des jeux de regard de notre humanité. La scénographie peut être un vecteur d’émotions, les nouveaux espaces de représentation peuvent être un vecteur d’émotions, certes, mais il faudra toujours qu’un être de chair les accompagne pour leur donner du sens et une crédibilité poétique. Une chose était intéressante sur Orgia : nous avions un dispositif avec des capteurs qui nous permettait de connaître les états d’émotions des acteurs. C’est à dire les changements de variations de leur température, de leurs battements cardiaques, de la conductivité de leur peau, etc. Un polygraphe très sophistiqué en quelque sorte. Nous mesurâmes alors le paradoxe du comédien et le mystère de l’acteur et de l’actrice. Les variations que nous enregistrions n’étaient pas toujours explicables. En lutte avec les mots, l’acteur et l’actrice nous décrivent les « Outres-mondes » qu’ils traversent. Et l’écoute de ce qu’ils vivent est pour nous, spectateurs, aussi merveilleuse qu’elle peut être glaçante. Le corps de l’acteur est la plus formidable des nouvelles technologies. Nous avons un peu trop rapidement abandonné de vieux savoirs qui aujourd’hui nous font bien défaut. L’art de la mémoire, l’art oratoire, l’art du geste… Toutes ces pratiques sont des méthodes d’acquisition dont les systèmes techniques ne sont que les extensions. La révolution copernicienne du théâtre ne doit pas perdre la mémoire de son héritage. L’acteur qu’il soit juché sur des cothurnes ou sur un robot est le centre de tout. Même si tout peut faire signe et sens au théâtre, il reste le centre car l’acteur est plus qu’un signe, il est une adresse qui défie les dieux. Et ce petit supplément constitue l’héroïsme de notre condition humaine.

I. Pluta : Avec cette vision optimiste, je te remercie pour cet entretien.

 

19 novembre 2012, Librairie Le Rameau d’Or, Genève 

Texte travaillé dans sa version écrite et autorisé pour la publication par Jean Lambert-wild
Transcription Damien Guéniot

Jean Lambert-wild– poète, dramaturge, homme de théâtre, Jean Lambert-wild déploie une puissance de jeu aussi insolite qu’étourdissante au travers de son clown endiablé. Ses dernières créations qu’il signe avec Lorenzo Malaguerra, En attendant Godot de BeckettRichard III – Loyauté me lie  d’après le Richard IIIde Shakespeare, Yotaro au pays des Yokais, Dom Juan ou le Festin de pierre  d’après  le mythe de Don Juan et le Dom Juan de MolièreLa Chanson de Roland… indépendamment de ses Calentures qu’il interprète la plupart du temps seul, lui valent une renommée internationale : ses spectacles tournent beaucoup, aussi bien en France que dans le monde entier.

Izabella Pluta – docteure ès lettres et chercheuse associée au Centre d’études théâtrales et au Laboratoire de cultures et humanités digitales (Université de Lausanne).

Notes

[1] L’intermédialité est une approche conceptuelle et une pratique artistique pluridisciplinaire s’intéressant aux relations et interactions entre des médias distincts à l’intérieur d’une œuvre. L’attention se porte à la production de sens qui émerge de ces convergences médiatiques et de leur interférences. Les fondements théoriques ont été posés par Jürgen Ernst Müller dans les années 1980.

[2] Un siparium est un petit rideau composé de plusieurs panneaux pliés en paravents qui cachaient la scène inférieure. Au moyen d’une machinerie complexe, il était envoyé le long du mur de scène ou tiré d’un coté à l’autre. Il compose un décor supplémentaire pour les intermèdes et le final.

[3] Auleum – rideau principal qui s’abaissait au début de la représentation et se relevait à la fin. Il était stocké dans l’hyposcenium (la fosse). La manœuvre d’un rideau aussi grand nécessitait une machinerie très élaborée.

[4] Hexis hodopoiètiké – définition poétique de la Tekhnè au sens stoïcien du terme.

[5] Il s’agit de la méthode mnémotechnique dont le poète Simonide de Créosserait l’inventeur. Elle consiste à associer des images mentales à des lieux de souvenirs connus.

[6] L’architecture imaginaire qui permet d’organiser des pièces et des passages pour mémoriser des séries d’éléments ordonnées. Plus l’architecture est grande et complexe plus les éléments qu’on peut y inscrire sont importants. On peut ainsi visiter son palais de mémoire dans n’importe quel sens et en restituer les éléments comme on l’entend.

[7] Le mot « calenture » signifie « fièvre » et « un délire furieux observé chez les marins au moment de la traversée des zones tropicales et s’accompagnant d’un désir irrésistible de se jeter à la mer ». Jean Lambert-wild appelle « calenture » une forme performative durant de 20 à 45 minutes se rapprochant, par exemple, d’une action dans l’espace public ou d’une installation; voir plus http://www.lambert-wild-malaguerra.com/fr/calentures (consulté le 29 avril 2020).

[8] L’anastomose est un abouchement entre deux canaux anatomiques.

Pour citer cet article:

Pluta Izabella, « L’Acteur face aux mondes virtuels : limites et transgressions. Entretien avec Jean Lambert-wild  », Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, in Web : http://theatreinprogress.ch/?p=870, mis en ligne le 24 juin 2020, Izabella Pluta©

http://theatreinprogress.ch/?p=870

 

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