À la guerre comme à la guerre

Ceux qui ne perdent rien à la guerre ont tout le loisir d’imaginer le monde d’après. Ils peuvent mettre à profit la situation et réorganiser habilement leurs actifs et leurs petits trafics. Ceux qui perdent tout à la guerre savent bien qu’il n’y a pas d’après, que la guerre est une destruction qui ne connait ni la justice, ni le partage, ni la raison. Ils devinent que le monde d’après qu’on leur vante, ne sera que le monde d’avant mais amputé de leurs rêves. 

Les profiteurs de guerre étant plus habiles que les détrousseurs de cadavres, il est extrêmement difficile de les mettre en accusation car les honnêtes gens vivent avec le doute terrible de ne pas avoir fait ce qu’il faut quand il le fallait. La culpabilité et le doute sont toujours les points de faiblesse des gens de paix.

Peut-être devrions-nous, dans ces moments d’incohérences, méditer à cette sentence d’Héraclite d’Éphèse « Les hommes, dans leur sommeil, travaillent fraternellement au devenir du monde », et adopter la discipline de Churchill en s’imposant chaque jour une sieste d’une heure trente pour, au réveil, tenir nos conseils de guerre tout en prenant notre bain.

C’est donc chaque jour en prenant mon bain que je fais quelques exercices de polémologie. Je veux maintenir un peu mes capacités intellectuelles et physiques car j’ai appris, il y a peu, que nous étions en guerre. Cela m’a été annoncé par un jeune homme charmant et fut répété six fois au cas où je sois incrédule ou naïf de la gravité du conflit qui advenait, mais bien plus encore, au cas où je sois prisonnier des conséquences funestes où m’entrainerait ma sotte incapacité à qualifier cet ennemi qui assaille sournoisement l’intégrité de ma personne. 

Il est vrai que je suis incrédule et naïf. Je ne peux me vanter comme certains d’avoir « joué malgré les snipers », ou que « au moins une de mes productions par saison soit répétée ou exécutée dans une zone de conflit ou de guerre, sans aucune infrastructure culturelle ». Je n’ai à mon crédit, et j’en garde un bon souvenir, qu’une médaille de l’espoir de la mise en scène du théâtre aux armées qui me fut remise lors des rencontres nationales du théâtre amateurs aux armées, les Rénathéa en 2002. Mais ce prix me fut accordé en période de paix, c’est tout dire ! 

Je concède aussi, sans honte, que je n’ai pas non plus d’état-major, ni de conseiller avisé en communication. Je n’ai comme troupe auxiliaire sous mon commandement que le reflet grimaçant d’un clown blanc. 

Je suis donc bien désarmé, assigné à moi-même, captif de mon entendement, confiné au volume restreint et clos de mon incertitude. Je ne peux ni choisir mon camp, ni d’ailleurs m’interposer entre les parties belligérantes car je ne les connais pas. Je n’ai d’autres loisirs que d’étudier les facteurs de ce nouvel état de guerre pour mieux en prévenir sur moi les excès et surtout les séquelles qui seront irrémédiablement les sources des prochains conflits.  

Ce temps que je consacre à l’étude m’évite pour l’instant « d’impérieusement continuer à hurler » en validant ainsi, par une révolte poétique, une contradiction moraliste qui me doterait avantageusement d’une posture de résistant de la dernière heure ou de la première. L’heure, je le précise, n’ayant pas beaucoup d’importance dans le lyrisme de la posture.

Je garde tout autant, quoi qu’en pensent quelques un qui se désirent compatibles avec leur soi-disant ennemi, ma capacité de projection. À ce propos, faire la guerre sans se projeter est aussi ridicule que de penser traverser l’océan pacifique à la nage. À moins, de faire la guerre contre soi et de vouloir se transformer en une sorte de citadelle assiégée par sa propre amnésie. Dino Buzzati pourrait tirer avantage de l’absurdité de la situation et rajouter un chapitre entier à son Désert des Tartares

Mes facultés ne sont pas non plus altérées par un ennemi dont je dois me prémunir en barricadant mon imaginaire ou en le conformant à un combat romantique qui, dans une exaltation héroïque, me soustrairait au droit d'un homme en temps de paix.

Il est vrai que, depuis les mésaventures du général Nivelle, je me méfie des incompétents qui ambitionnent de percer le front et d’arracher la victoire en faisant le pari de la cécité de leur troupe.

La guerre fait tourner bien des esprits. Par sa nature destructrice, elle peut nous convaincre que nous pouvons, pour un temps, faire l’impasse de notre conscience en brouillant ingénieusement les lois de tous et les devoirs de chacun. 

Cependant la guerre n’est pas un slogan. C’est une réalité dont l’évolution est toujours accompagnée d’une doctrine. On peut faire la guerre de multiples façons, avec ou sans mobilisation, en secret ou dans le plus grand bruit. La guerre peut être chaude ou froide, conventionnelle ou asymétrique. Quelle qu’en soit la forme, il faut être attentif à sa gouvernance car la brutalité dont elle se justifie sait mettre à l’honneur toutes les malveillances du genre humain. Si l’on fait la guerre, il faut savoir la conduire et ne pas perdre l’objectif qui la détermine. Sans cette précaution préalable, la haine l’emporte toujours et s’octroie tout à la fois le mérite de la conduite comme la gloire d’avoir atteint seul l’objectif. Je suis en ce point sur le plus grand qui-vive. Je n’ai pas oublié les mémoires sanglantes de mes ancêtres qui savaient, pour en avoir fait l’expérience dans leur chair, que la haine est une pilleuse enragée qui ne connait aucune limite, qui retourne comme une peau de gant les humanistes d’un soir pour en faire l’espoir du demain des tyrans.

Bref, j’ai eu beau essayer de comprendre les réalités de cette guerre et la doctrine avec laquelle elle est conduite ; j’ai eu beau essayer de percer les métaphores guerrières en tout genre ; j’ai eu beau relire Guerre des Virus de Heiner Muller, faire que « demain soit un exercice d’imaginations » comme le recommande les nouveaux penseurs de la guerre ; j’ai eu beau examiner tous les scénarios tactiques possibles comme celui tout à fait étonnant du réduit national du général Guisan ; j’ai eu beau faire confiance au progrès de la science pour vaincre l’ennemi, à la solidarité nationale pour passer l’hiver ; j’ai eu beau dessiner la première ligne, la deuxième ligne, la troisième ligne ; j’ai eu beau relire les comptes-rendus de la bataille de la ligne d’Hindenburg,  apprendre les principes de la ligne de contre-approche, de la ligne de démarcation, ou de la ligne de contrevallation… Je n’ai, quelle que soit mon ardeur de petit clown soldat, trouvé aucune logique dans cette soit dite « opportunité de production et d’invention des savoirs » et encore moins dans toutes les alternatives artistiques qui bien souvent me rappellent « le projet pigeon ». Ce projet conduit par le psychologue américain Burrhus F. Skinner pendant la seconde guerre mondiale avait pour finalité de mettre au point un missile dirigé par un ou plusieurs pigeons. Les pigeons étaient censés se concentrer pour trouver une cible montrée sur un écran, avant d’être récompensés en ayant le droit de picorer un peu de grain s’ils la trouvaient. Summum de dérision, trois pigeons étaient supposés se trouver à l'intérieur du missile, le système utilisant la règle de la majorité entre les trois pigeons pour décider de la direction la plus adéquate. 

Donc rien de très sérieux, en art comme en politique, qui puisse concrétiser et justifier cette réalité nouvelle et atroce à laquelle on veut nous assigner.

À part, peut-être, ce principe extrait de l’art de la guerre de Sun Tzu : « Si l’on se trouve en position délicate, il faut alors trouver le moyen de terrifier son ennemi et cela jusqu’à ce qu’il se paralyse lui-même. » Voilà une logique de stratégie chinoise à méditer.

Quant au verbatim sur la guerre du jeune homme charmant, j’ai de plus en plus l’impression qu’il s’est laissé aller, dans l’enthousiasme du combat, à une facilité de langage et qu’il voulait nous dire, en fait, tel le père Ubu : « C’est la Merdre ! »

 

Mai 2020