Pas de gilet de sauvetage pour les poètes

 

Le Langage est une hésitation. On ne sait, par temps calme, nommer correctement l’incertitude qui nous dépossède. Par avis de tempête, lorsque cette incertitude nous interdit de nous projeter, cela prend une toute autre ampleur. Piégés dans l’innommable, nous finissons par dire n’importe quoi afin d’assurer à notre existence une authenticité dans sa précarité. Le singulier ne comprend plus le pluriel, le trouble gagne le corps , et nous perdons tout moyen d’ajuster notre réalité au paysage qui nous entoure. Le langage panique quand il a peur.  Il se confine et fait beaucoup de bruit pour rien.

La langue, constatant l’écroulement des logiques dialectiques d’un champ lexicale qu’elle avait patiemment tissé, telle une araignée méticuleuse avide de piéger l’incompris, se transforme alors en fildefériste dilettante. Elle tente, en bafouillant, de garder un digne équilibre entre une émotion dont elle se perruque et une définition dont elle se maquille. C’est parfois très drôle de la voir se contorsionner dans tous les sens pour ne pas chuter. C’est aussi inquiétant, car à ne plus savoir nommer ce qui nous entrave, nous ne savons plus, non plus, si nous devons avancer, reculer ou choir avec elle.

Notre existence est en cause lorsque la langue se modifie que cela soit par intrusion, exclusion, inclusion ou toutes autres scissions. A force d’accepter que le langage se banalise, nous nous sommes aventurés, sans y avoir pris garde, dans un « no man lands » où, aplaties dans le brouillard, même les herbes folles se taisent et s’interdisent de rêver aux petites folies qui les ensemencent. Nous avons, peu à peu, assimilé ce paysage de désolation car la crainte nous paralyse.

Depuis quelques mois, je constate cet effroi dans l’usage quotidien de mots qui sont répétés en ruée d’une déroute. Une débâcle où notre société ne sait plus discerner ce qu’elle consomme de ce qui la nomme. Des expressions de langage prospèrent pour donner un peu de contenance à la cacophonie ambiante. Le « non-essentiel », qui ressemble autant à un anglicisme qu’à une formule publicitaire, devient ainsi un élément de langage politique. Dans ce sauve-qui-peut généralisé la négation s’affuble d’une non-affirmation. C’est le signal avant de procéder à l’abandon du navire. Et, pendant qu’ont lieu les manœuvres de débordement pour positionner les canots au niveau de l’eau, certains essayent, parfois avec impudence ou naïveté, ou les deux à la fois, de justifier de leur utilité pour échapper au comptage des places disponibles dans les chaloupes. Tous les arguments sont bons : Utilité public, droits humain, droits vivant, partage du sensible,  partage d’émotions, droits culturels… On pétitionne, on fait des chansons, des clips, des tribunes, des hashtags, des manifestes, des entourloupettes à facettes….

Rien à redire de toute cette agitation. Elle a sa raison d’être et je participe à l’émotion de son désarroi. Sans doute n’a-t-on pas voulu nous dire sèchement que, pour préserver notre existence, nous devions abandonner une part indispensable de notre humanité. C’est une absurdité remarquable qui fait écho d’un monde de plus en plus binaire. Voilà la dyade nouvelle : Nous promettre de gagner en acceptant de tout perdre ! Et puis, rien de tout cela n’est bien nouveau. Nous avions vu ce désastre envahir, pernicieusement, depuis des années, les places libres du langage, transformant notre humanité en une rentabilité virtuelle anthropophage, réduisant le temps de nos vies à l’immédiat de nos émotions. Nous le savions, mais nous hésitions à le dire, car comment oser encore l’emploi d’être poète dans une époque où l’abrutissement fait office de distraction ? Au final, ce désastre est devenu le truchement de nos chimères rétrécies, la représentation de nos mythes moribonds. Nous voilà bien…

Mais de quoi nous parle-t-on au juste ? De ce qui nous est autorisé ou interdit ? De la place que nous occupons dans la pyramide sociétale ? De l’importance de notre geste ? De la nécessité de notre fonction sociale ? Peut-être finalement ne nous parle-t-on pas ? Peut-être, bien maladroitement, n’a-t-on rien à nous dire et n’ose-t-on pas nous le dire ? Peut-être sommes-nous bloqués dans un présent sans avenir ni passé et qu’ainsi, coincés à nos derniers arguments, nous prenons enfin conscience de la grande détérioration du langage et du vivant. 

Il est normal que cela se traduise par beaucoup d’amertumes, de souffrances, de consternations. La mise à nu est brutale. Elle nous tue avec cette notification qu’on ne sert à rien, qu’on n’est inadapté, qu’on n’est pas téléchargeable, qu’on n’est pas rentable. Il est bien normal de s’indigner lorsqu’on constate un tel anéantissement des réalités et des imaginaires qui charpentent notre existence. L’indignation est peut-être le premier pas vers la guérison. Peut-être, peut-être pas….

Pour résister à cette maladie cénesthésique, et ne pas céder au vaccin de la colère, j’ai pris comme traitement d’accepter définitivement l’inessentiel de ma fonction. J’accepte le sacrifice du nom à l’objet, je le revendique et tant pis si je n’ai pas de place dans la chaloupe, et tant pis si je n’ai pas de gilet de sauvetage! Car c’est tout l’essence poétique qui guide mon geste. L’inessentiel beauté d’un moment pour lequel j’accepte les servitudes essentielles du quotidien. L’instant de grâce où, après avoir répondu aux obligations administratives et biologiques journalière, je puis cueillir le néant qui m’entoure. J’ambitionne, avant de suffoquer, d’être ce valet des étoiles qui engage ses sens dans l’inaccessible, l’inutile, l’incertain, le regrettable. Je consens à être l’idiot qui fait l’enfant, tombe amoureux d’une pierre, d’un arbre, d’un oiseau qui siffle avec ferveur les joies du soleil. Et surtout, je ne veux pas m’évertuer à donner du sens à ma vie pour, au dernier instant, me retourner et constater que j’ai pavé inconséquemment une autoroute à péage. Poète, à dérision d’être un homme, je suis né pour baguenauder sérieusement. Voilà qui est prioritaire et m’offre l’usage de toutes les directions, de tous les croisements, quand bien même les abysses.

Le bateau coule. Je n’ai pas de gilet de sauvetage, mes camarades non plus. Personne n’est là pour nous orienter vers le point de rassemblement. Nous ne comprenons plus grand chose aux procédures. Nous attendons. Dans cette noyade organisée, boire la tasse me réveille d’une somnolence dans laquelle je glissais peu à peu , attiré, accidentellement ou volontairement, par un langage courtois qui ne sied guère aux saltimbanques. Cela refonde l’essence de mon geste et sa rencontre nécessaire avec un public. Un geste qui revendique la divisibilité de son être en de multiples fragments improbables qui sont les éclats d’un miroir que j’ai volontairement brisé afin que chaque spectateur puisse s’y refléter à son envie. Un geste qui travaille au superflu sans économiser les rires et les pleurs. Un geste qui aime le débat même lorsque celui-ci coule à pic.

L’essentiel est une contrainte. L’inessentiel est un choix. Une suite de petits choix qui donne à notre journée ce gout de fugue, ce parfum d’aube turgescente, ce plaisir des petits riens qui font de chaque heure un don indispensable dont il est plaisant de profiter sans la crainte de perdre ce qu’on ne possède pas. Une indispensable futilité qui ne sacrifie pas à l’urgence. Comme le disait Antoine de Saint-Exupéry « L’essentiel, le plus souvent, n’a point de poids. » 

La bonne nouvelle, cela nous offre encore une chance de flotter.

 

Février 2021

Par temps d’épidémie, en attendant le printemps…