Carnet de bord # 2 UBU Cabaret

Par Jean Lambert-wild

Alfred Jarry vit dans son œuvre. Vous hébergerez son fantôme en la lisant. Petit à petit le choc des syllabes, percutant votre peau et vos nerfs, ouvrira une brèche ou s’engouffreront ses « polyèdres d’idées » qui transformeront votre corps en magasin pittoresque de fantoches fantastiques et d’irréalités savantes. À la dernière heure de la nuit, on ne sait plus qui s’accomplit dans qui. Est-ce vous à l’invention de lui ? Est-ce lui à l’invention de vous ? La poésie de Jarry est un retournement où tout ce qui est singulier devient un pluriel. C’est un envoûtement à l’enfance retrouvée d’une ivresse sans limite. 

Souvent je vacillais, le cœur écrasé sous le poids d’une bibliothèque plus vaste que le tortillage du langage lui-même. Puis à force d’y revenir, avec l’obsession d’un bousier, je suis devenu un caillou dans un « estomac d’autruche » concassant les syllabes au palpitant du rythme cardiaque d’un démon farceur qui ne cessait de faire des bonds. Sans même m’en apercevoir, et par répétitions incessantes de lire et relire une même phrase jusqu’à ce qu’elle pave mes veines d’une géométrie nouvelle, je préparais mon corps à accepter l’absolu d’un fantôme qui murmurait à la mort pour tutoyer « L’Ethernité ». 

J’ai donc, un soir, accueilli le fantôme d’Alfred et la conversion qu’il entretient depuis avec Gramblanc ne cesse de me surprendre. 

— Mon cher Gramblanc , « La mort est le ressaisissement concentré de la Pensée ; elle ne s’étoile plus infiniment vers le monde extérieur ; sa circonférence, nyctalope pupille, se rétrécit vers son centre ; c’est ainsi qu’elle devient Dieu, qu’elle commence d’être. » 

— Sachez mon cher Alfred, que la mort a chez moi l’allure d’un insecte névroptère qui butine le suc des lèvres humides. Elle n’a pas de pensée. Son existence est un paradoxe qui sublime l’infini dans un désir transitoire entre mémoire et oubli. 

—  Mon cher Gramblanc, « L’acteur se fait la tête, et devrait tout le corps du personnage. » 

—  Sachez mon cher Alfred, que le clown blanc est une Surmarionnette dont la tête de carton oscille entre la vie et la mort.

Certainement à écouter ce face à face fantomatique, je fus incidemment poussé au-delà des limites enseignées par la fréquentation d’une pensée qui a peur des fantômes. Car il faut bien le dire, le théâtre français a en horreur les fantômes et met tout en œuvre depuis des siècles pour les expulser de la scène. C’est une constante rationaliste qui refuse la stupéfaction et la putréfaction du langage. Cette étrangeté bien française rend parfois difficile nos échanges avec une internationale théâtrale où pullulent les fantômes de toutes sortes.  Il serait temps que la scène française franchisse ce Styx qui semble un tabou plus redoutable que le Rubicon.

Très vite, je m’aperçus que ces limites symboliques n’affectaient pas mes camarades cabarettistes. Leur liberté leur accordait le « corps du rôle ». Chacun trouva rapidement, par la nature de ce qu’il commandait en lui ou en elle-même, une figure présente dans l’œuvre de Jarry. Ma transformation fut plus longue. Ce n’est finalement qu’après avoir neutralisé toute volonté d’incarnation d’une vision d’un personnage que je pus, comme le précise Alfred Jarry dans De l’inutilité du Théâtre au théâtre, substituer ma tête « au moyen d’un masque l’enfermant ». Gramblanc prit donc le masque de l’Esprit nouveau. Cela trouva une forme et une matière inattendues que je ne combattis point malgré quelques répulsions esthétiques alimentées par une stupide coquetterie. Mon corps se vouta, mes jambes s’arquèrent, mes mains se ramollir, des plumes de hiboux poussèrent sur mes pieds puis tombèrent, les laissant rouges et pailletés. J’enfilai la défroque créole d’un Yab des hauts, la bouche et le bicorne d’un Chaloska. J’articulai chaque syllabe, la langue en revolver, la salive chargée de moukat.

Ainsi composé, je pus disparaître et abriter mes fantômes, et laisser à Alfred le loisir d’inviter les siens. Il ne me restait plus qu’à être le maître de cérémonie d’un cabaret où mon vieillard de théâtre s’émerveillerait chaque soir de la pétulante jeunesse de cabarettistes et de circassiens qui défient la mort en l’invitant capricieusement à se détendre pour une soirée.  Le cabaret est un art ! Un art de toutes les exceptions. Un art libre à la vie , libre à la mort ! Et c’est bien au cabaret que le fantôme d’Alfred aime à rire, à boire et à danser et à pendre son cœur « au pilier de grés ».

 

Spectacle

Telle l’armée des Palotins, se réunissent au plateau, ou sous chapiteau, des cabarettistes, clowns, circassiens,...