Carnet de bord # 3 Ah, les rats !

Par Jean Lambert-wild

Lorsque nous avions imaginé avec Angélique Friant et Catherine Lefeuvre que Gramblanc puissent dialoguer avec des rats, j’avais saisi que je converserais avec des marionnettes à gaine de type muppet ; mais j’étais bien loin de concevoir que je me retrouverais à devoir réparer une ampoule en faisant des cabrioles en haut d’une échelle rouge qui serait plantée au sommet d’un tas de chaussures habité par une tribu de rats aux caractères bien affirmés.

Nos fantaisies associées ont bien vite trouvé une expression plus riche que le soliloque de nos petites lubies d’artistes. J’ai, depuis toujours, cette certitude que le battement de plusieurs cœurs offre des curiosités rythmiques plus intéressantes que la pulsation d’une seule fermeté. Sur une scène, l’agrégation de nos préoccupations, de nos déterminations, de nos aspirations poétiques fait entendre un accord plus riche que le son d’une solitude qui prétendrait faire harmonie de soi-même. Ah, les rats ! c’est construit sur ce principe qui est autant une philosophie qu’une résolution politique.

Tout d’abord, nous voulions affirmer notre volonté d’aller au-devant de tous les publics et de pouvoir, avec souplesse, faire en sorte que cette forme légère s’intègre à tous les espaces intérieurs, extérieurs, habituels ou insolites. Nous avions donc comme contrainte de nous installer en deux heures et de ramasser toutes nos petites affaires dans le même temps. Tout cela devait tenir dans une camionnette de 9 m2 (9 m3 ?). Nous ne serions que quatre en tournée. Nous devions être autonomes, ne pas nous encombrer de contingences techniques. Cependant, et c’est un point essentiel, nous voulions un véritable engagement graphique et esthétique. Notre légèreté ne serait pas un abandon de notre acharnement à transformer l’impalpable réalité parfois un peu morne et grise. Angélique proposa de travailler avec Catherine Hugot qui sculpta le visage de chaque marionnette en les dotant de caractéristiques qui faciliteraient leur identification. J’ajoute qu’Angélique crée ses marionnettes avec une tendresse étonnante. Elles sont une extension de sa vitalité, une poursuite de son corps qui obtient alors plus de bouches, plus de pieds, plus de bras, plus de têtes. Nous devions avoir deux rats et Catherine écrivait les dialogues dans ce sens, mais ce furent sept rats qui naquirent, multipliant exponentiellement nos possibilités de jeux et d’adresses. Il faut voir aujourd’hui la dextérité avec laquelle Chiara Collet les manipule, changeant de voix en direct à chaque apparition d’une nouvelle marionnette, pour comprendre que cette intuition était juste.

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Image spectacle pour l'onglet Photos 

Je voulais, pour ma part, faire un clin d’œil au clown russe Douroff qui en 1892 au cirque d’Hiver à Paris fit voyager 150 rats sur un petit chemin de fer. Sacha Guitry en fit cette description charmante : « J’allais tous les dimanches en matinée le voir, et je voulais être au premier rang toujours pour bien le voir. Et mon cœur battait fort quand il apparaissait. Ce visage tout blanc, ces yeux pétillants de malice, ces sourcils différents, l’un sévère et froncé, l’autre gai, s’envolant, cette voix extraordinaire, et ce costume magnifique, bicolore et pailleté, tout cela m’enchantait ! Je le considérais comme un être irréel, et j’étais en extase devant lui. » Je proposais que Stéphane Blanquet dessine une souquenille qui lui rendrait hommage. Après quelques échanges de croquis, je vis apparaître le nouvel habit de Gramblanc. Avec un tel habit, je pouvais me déployer au-delà de moi-même, devenant par excentricité un décor autant qu’un clown blanc. Cette souquenille, habilement confectionnée par Stéphane et Pascale Richy des ateliers du Chat botté costumier, devra d’ailleurs être retouchée car la peinture ne respecte pas complètement la finesse du trait si particulier de Stéphane Blanquet. Cette exigence n’est pas un caprice, c’est notre promesse d’offrir au public un spectacle autant qu’une œuvre.

Lors de notre première résidence à Tournai, au centre de la Marionnette de la Fédération Wallonie-Bruxelles, nous découvrîmes la structure du texte de Catherine dont la richesse des situations de jeux modifia beaucoup nos perspectives scéniques. Très vite nous nous aperçûmes que l’espace de jeu que nous avions imaginé au préalable empêchait toute la variété clownesque des apparitions des rats. Alors, ce qui devait être une table de manipulation ayant l’apparence d’un chapiteau renversé devint un tas de chaussure. Puis tout s’accéléra ; mon cône devint un entonnoir, les rats prirent vie et affirmèrent chacun leur identité, parfois, à ma grande stupeur, lorsque je vis apparaître un rat punk avec une guitare électrique rouge lors de notre résidence au Théâtre à la Coque à Hennebont. 

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Image spectacle pour l'onglet Photos 

Puis à la Nef, à Saint-Diè des Vosges, des bulles de savon s’élevèrent dans les airs. Je dansais, m’exclamant en claquant mes petites chaussures rouges « Que c’est joli ! ». Petit à petit la magie de la rencontre opérait et, malgré toutes les contingences de notre époque, se livrait avec joie. C’est ce que j’aime le plus dans une création et qui reste finalement inexplicable. 

Si je dois répondre à cette question « Comment en êtes-vous arrivés là ? », je ne puis dire pour reprendre les mots de Catherine Lefeuvre « Les nuages forment d’infinies variations que jamais l’homme ne pourra contenir. Ces mondes-là s’expriment tout seul. Ils vont et viennent, surgissent pour disparaître à nouveau. » 

Spectacle

Calenture N°150 de l'Hypogée- Duo poétique pour clown blanc et rats marionnettiques