Carnet de bord # 3 En attendant Godot

Par Jean Lambert-wild & Lorenzo Malaguerra

 

De la figure de l’oignon à celle du clown

A trois semaines de la première, l’image finale du spectacle se dessine de plus en plus nettement. Notre méthode de travail - que nous appelons en plaisantant « peler un oignon » - nous conduit à faire de longues traversées de la pièce avec des arrêts sur chaque réplique ou presque. Chaque jour, nous parvenons à enlever une couche de cet oignon beckettien dont le cœur sera, si tout se passe bien, dévoilé le jour de la première représentation. Et comme un oignon, peler Godot peut être douloureux.

Nous avons déjà dit que l’écriture de Beckett fait mise en scène, au sens où l’auteur a noté le moindre déplacement, décrit la plus petite action, donné son rythme à la succession de chaque réplique. Notre répétition est ainsi ponctuée de cris venus de la salle : « Temps », « Silence », « Long silence », « Repos » ! Si ce travail est habituel aux musiciens, il l’est beaucoup moins pour les acteurs qui doivent abandonner en coulisse toute velléité de faire œuvre de leur partition. L’économie des silences et de leur valeur est essentielle chez Beckett car elle crée successivement le vide métaphysique, l’arrêt d’une parole devenue insoutenable, l’oubli ou le rêve et permet d’aménager des ruptures de ton qui multiplient les motifs de l’attente. Nous répétons ainsi jour après jour que « ce n’est qu’en suivant scrupuleusement le texte et ses indications que la liberté sera au bout du chemin. »

 

Pozzo (soudain furieux) : Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres, il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? 

 

Ce travail, cause de nombreux soupirs, est aussi source de joie quand tout à coup un passage longtemps poussif s’éclaire d’un rire libérateur. Il en est ainsi de l’irruption sur scène des personnages de Pozzo et Lucky, qui intervient quelques minutes après le début du spectacle. Ce n’est que par la minutie d’une chorégraphie avec ses causes et ses conséquences où s’enchaînent un cri terrifiant faisant lâcher une carotte à Estragon, une fuite éperdue en coulisses, un retour d’Estragon pour ramasser la carotte puis sa chaussure perdue, une traversée diagonale de 20 mètres de Lucky ployant sous ses bagages et disparaissant hors plateau avant même que Pozzo n’apparaisse et ne crie « Arrière ! » faisant tomber Lucky et des dizaines de bidon simulant la chute de Rome que le comique envahit enfin le plateau.

Il n’est pas anodin de savoir que Beckett connaissait l’art du clown sur le bout des doigts et qu’En attendant Godot est une pièce truffée de références à des numéros célèbres. Nous avons ainsi visionné tous les films des Marx Brothers, Charlie Chaplin, Buster Keaton, les fameux « Clowns » de Fellini, les spectacles de Grock, les Russes de Licedei et les descriptions des premiers augustes et clowns blancs de l’histoire, tels Footit et Chocolat. Ce travail d’imprégnation préparatoire a été essentiel pour bien cerner les personnages, leurs façons de bouger et de jouer ; essentiel aussi pour bien comprendre la pièce, qui est tout sauf un exercice de style sur l’ennui.

 

Ainsi, nos répétitions passent des larmes aux rires et il nous arrive même de pleurer de rire quand Michel Bohiri, l’acteur qui joue Vladimir et dont nous parlerons dans un prochain carnet, met sur sa tête le minuscule chapeau rouge de Lucky à l’Acte II. Sur scène, un Grock africain vient de naître.

EN ATTENDANT GODOT - Carnet de bord # 3

François Royet

Spectacle

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