Carnet de bord # 3 Un jour, un chapitre

Par Jean Lambert-wild

 

Je me souviens très bien du soir où j’ai rencontré Charles-Ferdinand Ramuz. J’étais à Monthey en Suisse, en résidence au Théâtre du Crochetan. Quelques heures auparavant, nous discutions avec Lorenzo Malaguerra des textes que nous voulions interpréter ou adapter pour la scène. C’était une conversation passionnée. S’étaient invités à notre table Samuel Beckett, William Shakespeare, Shigeru Mizuki, Miguel de Cervantès, Elfried Jelinek, Jean-Luc Largarce, Zhang Leping, Catherine Lefeuvre, Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Molière, Peter Handke et tant d’autres qui s’asseyaient un instant, enfiévraient nos yeux puis trinquaient avec nous d’une petite arvine au bonheur d’être en vie. Nous les saluions à grands gestes avec la reconnaissance que nous leur devions d’avoir la permission de nous prélasser dans ces prairies de mots qu’un beau soleil d’été nous offrait en pâturage. Nous allions nous séparer lorsque Lorenzo m’interpella avec son autorité douce de Valaisan. - « Et Ramuz ! » - « Ramuz ?» répondis-je bêtement « C’est qui ? ». La moue renfrognée de Lorenzo m’avertit sans que je puisse en douter que mon ignorance était une faute de goût, plus même, une insulte. - « Ramuz.. » dit-il « C’est l’auteur qui sculpte ces montagnes ! ». Lorenzo a cette faculté lyrique de vous assener une vérité comme un coup de piolet. Je répondis en m’agrippant à son bras - « Et bien mon ami, je vais le lire sans tarder et puis tu m’emmèneras en haut de ces montagnes que je ne connais pas». – « Tu feras bien ! » répondit-il en riant pour me rassurer de mon inculte balourdise.


 

Le soir même, dans la petite chambre qui me servait de refuge, il y avait posé sur mon lit un exemplaire broché de La Grande peur dans la montagne dans son édition Grasset de 1926. Le livre était défraichi, légèrement ébarbé. La couverture insolée avait des tâches brunes au nuances variées. Cet ouvrage avait dû faire la joie d’insectes bibliophages qui peut-être y vivaient encore. Il ne m’apparaissait pas bien prudent de les déranger.

Étrangement ce livre me faisait peur. J’avais une grande réticence à m’en approcher. Certains livres sont plus que des livres. Je sais qu’ils contiennent des vies que je ne vivrai pas, des émotions que je ne connaitrai pas. C’est toujours avec respect que je demande à un livre de s’ouvrir et c’est toujours au murmure d’un merci que je le referme. Il émanait de ce livre une magie qui se diffusait sur la couette du lit, une force étrange qui colorait les murs de ma chambre. Il me semblait même qu’elle faisait trémuler la petite ampoule au plafond que je voyais lutter pour ne pas s’éteindre et dont la lumière jaunâtre paraissait malade. Je m’approchais doucement, pris le livre dans mes mains, le posais sur mes genoux. J’attendis. La nuit vint. Emporté par l’avalanche des douze coups répétés de la cloche de l’église qui résonnèrent dans la chambre comme si j’eu installé mon lit dans le clocher lui-même, j’ouvris le livre en retenant ma respiration.

 

Je fus tout de suite happé. Une fièvre s’empara de moi. Je sentais entre chaque mot la force des montagnes. Il me semblait que je suivais, hagard, une ombre qui trottait et sautait de phrase en phrase comme un chamois le ferait au flanc d’une falaise. A certains moments de ma lecture, épuisé de la suivre, je fus obligé de refermer l’ouvrage pour reprendre mon souffle. Mais ne pouvant pas rester plus longtemps indécis, à ne pas savoir si je devais me contenter de ce que j’étais ou si je devais oser l’aventure de mes incompris, je reprenais ma course pour, à la dernière page, atteindre une crête ensoleillée d’humanité que je ne soupçonnais pas.

C’est ainsi que je découvris « la parlure » de Ramuz. Et ce sentiment premier ne m’a jamais quitté. Je le retrouve à toutes mes lectures. 

En arrivant au milieu du stade de La Rabine, je fus saisi d’une émotion étonnante. Marchant vers le pupitre où m’attendait le premier chapitre de Si le soleil ne revenait pas, je revécus cette première nuit avec Ramuz, puis toutes les autres où j’avais réchauffé mon âme en lisant : Raison d’êtreLa beauté sur la terre, Derborence,AlineJean-Luc persécuté… Une œuvre qui s’adresse à chacun avec la rigueur de nous offrir un accès aux sommets.