Carnet de bord # 4 Ah, les rats !

Par Jean Lambert-wild

Le clown blanc n’est pas une autorité. C’est une présence simple et sophistiquée. C’est le faire-valoir d’une émotion secrète où toute apparition doit accepter sa disparition. C’est une élégance qui tutoie la mort et vouvoie les vivants. Les mots qui sortent de sa bouche doivent avoir la force d’un souffle qui sait qu’il va s’éteindre. C’est un rire en rayon de soleil dans la nuit. C’est un corps singulier qui s’accroche à la parenthèse d’un instant avec les crampons d’une mémoire faite de l’accumulation de rencontres amoureuses. Le clown blanc est un point d’affirmation lumineux, une hypothèse sensible qui se sait ignorante du mystère de la vie. Plus je m’exerce à en comprendre les contours, plus je m’aperçois que son dessein et d’être constamment en mouvement. Si son cœur se fige, il perdra l’émotion du public. Si sa raison se refroidit, il ne fera sens que d’une vanité ennuyeuse et fardée. 

Il m’arrive, certain matin, de douter du pouvoir magique de la poésie, de croire que la folie humaine est sourde à toutes les acrobaties de l’esprit. Il m’arrive, certain matin, d’être aphone devant le déchaînement de la violence, d’être abasourdi par tout l’abrutissement du genre humain. Il m’arrive, certain matin, de perdre ma furieuse espérance en l’homme. Alors, et sans attendre qu’une humeur noire affreuse n’infecte tout mon sang, je commence mes récitations en fermant les yeux. Très vite le pouvoir du langage recharge mes veines et mes nerfs d’une pétulance toute nouvelle, toute fraîche d’une transcendance qui sonde la nuit pour y trouver une lumière.

Je ne me lasse pas de dire et redire ce que je dois interpréter. J’y découvre toujours une nouvelle saveur. C’est une gourmandise de mâcher les mots de Catherine Lefeuvre. Par exemple cette tirade : Le silence… Facile à dire ! C’est que j’aime éperdument parler, échanger, haranguer, vilipender, accuser, pérorer, déclamer, sermonner, vociférer, dire et contredire, endoctriner, aboyer parfois, couiner aussi, piailler si besoin, meugler quand on ne m’entend plus. Bref exister comme tout le monde…  ou bien encore cette suite de phrases : « Nos mondes animaux, humains ou non humains, sont comme des bulles de savons éphémères. Elles s’élèvent dans l’air, éclatent ou fusionnent. » 

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Image spectacle pour l'onglet Photos 

Les marionnettes à gaine d’Angélique Friant prennent vie lorsque la main de Chiara Collet entre délicatement en eux et moi je prends vie lorsque les mots de Catherine Lefeuvre entrent brutalement en moi. C’est un peu osé sans doute, mais je ne puis être juste dans mon interprétation que si j’accepte que toute ma bouche soit la marionnette de la langue d’un autre ou d’une autre. Et j’affirme, sans réserve, que celle qui manipule le mieux cet étrange avaloir de saisissement qu’est ma bouche se nomme Catherine Lefeuvre. 

Je suis habité par le langage et cela me sauve de l’effondrement d’une solitude qui se serait enfermée en elle-même et n’aurait plus personne à qui elle voudrait sourire. Le langage est une joie qu’il faut transmettre à nos enfants. Sans lui nous ne sommes que des feuilles mortes qui auraient oublié les ravissements du printemps.

Je me souviendrai longtemps des premières représentations de Ah, les rats !, et surtout de cette première à la NEF à Saint-Dié des Vosges. J’étais un peu nerveux, car la fatigue des derniers jours commençait à marquer mon visage et ma voix.  Je n’étais pas non plus certain que mon geste soit équilibré. J’étais inquiet de mille petits riens dans ma partition. J’étais une fois encore ce « petit bousier, misérable et besogneux… » qui doute du bien-fondé de son existence. Il y avait dans la salle des spectateurs de tous les âges. Une jeune enfant de cinq ans était assise entre les jambes de son papa. Un homme de quatre-vingt treize avait lui appuyé sa canne sur son genou. Une jeune femme de vingt ans inclinait sa tête sur l’épaule d’une femme de cinquante ans. Il y avait dans leur yeux un feu commun qui éclairait la scène. C’est cette lumière qui me fit entrer sur scène. Cette lumière je ne veux pas la perdre. C’est la seule qui compte sur scène. Je peux jouer avec la petite flamme d’une bougie, mais jamais sans la lumière du regard des spectateurs qui viennent partager un peu d’enchantement. Alors Gramblanc retrouve une fièvre joyeuse. Il est prêt à tout sacrifier de ce que je suis car c’est le prix à offrir à l’oracle pour dire et entendre mieux cette phrase de Catherine Lefeuvre « Ta petite lumière à filament ne s’éclairera à nouveau qu’à ce prix. »

 

Spectacle

Calenture N°150 de l'Hypogée- Duo poétique pour clown blanc et rats marionnettiques