Carnet de bord # 7 Un jour, un chapitre

Par Jean Lambert-wild

Nommer les choses, c’est leur accorder une existence. 

Tous les bâtiments qui nous entourent n’ont pas la chance d’avoir un vocable de naissance. La plupart du temps, ils ne sont que des numéros dans une rue. C’est un peu effrayant. Habiter un numéro c’est le début d’une aliénation insidieuse. Ce numéro, qui nous abrite autant qu’il le peut, facilite sans le savoir la venue d’autres numéros qui prendront petit à petit toute la place de notre vie, l’encoderont, la réduiront et, pour le pire de l’histoire, nous exclurons de toute existence et de toute mémoire. D’autres bâtiments sont désignés par leur raison sociale. Ici la mairie, la poste, le commissariat, la caserne, la boulangerie, l’épicerie, le salon de coiffure…. C’est déjà mieux, mais cela ne convaincra pas grand monde de s’y assoupir et d’y rêver.

La domonynie, ce mot merveilleux pour désigner l’identité d’une maison ou d’une ferme, a toute une histoire qui sort les vivants et les morts d’un triste anonymat comptable. Parfois certains immeubles, certains lotissements, ont un nom, mais l’on sent bien, confusément, que celui-ci ne personnalise rien. Il a été plaqué sur un mur pour vendre à vil prix une illusion commerciale qui cache beaucoup de malfaçons. Il est loin le temps où des ordonnances imposaient de donner un nom à chaque maison. La pratique de nommer les maisons n’est plus très en vogue, pourtant elle marque la mémoire des lieux, les histoires de famille, l’amour d’un couple, la joie allocutive d’un habitant, son ambition aboutie, le souvenir d’un instant, la modestie d’un héritage. Des maisons ont des prénoms aux douceurs féminines,  Ma petit BretGwendoline, Morgane,Isabelle… D’autres nous rappellent, comme en Bretagne, que nous arrivons chez quelqu’un qui marqua la toponymie des lieux et qui sans doute imprègne encore les murs d’alentours, KerslannKer HenriKerhern,Ker Maria… D’autres s’essayent à des jeux de mots hasardeux Kiludy, La Villa GeoiseKilakru. D’autres idéalisent le foyer, Le nid rêvéle bercail,  le clos d’amour… Le règne végétal y a toute sa place, Mousse des boisLa SapinièreLes Genêts d’or… Le règne animal n’est pas en reste, Les Goélands, La Cigale, Le petit Mouton, La Louve… La mer et les éléments sont des noms de baptême appréciés, Le Vent des iles, L’Alizée,Gwel ar Mor, La Falaise… D’autres mettent en garde les passants, Laisse-les direMa VéritéLoin des cons…

 

Tout cela signifie beaucoup plus que ce que l’on peut en lire. Il y a un mystère inscrit sur la façade qui donne l’envie au passant de pousser la porte avec le respect d’y être invité. La diversité du langage employé, comme celle de sa nomenclature, nous montre qu’un lieu s’habite d’imaginaires qui en se stratifiant font l’histoire. Les arrêtés de numérotage n’offrent que très rarement de belles histoires. Napoléon, qui en 1805 ordonna le système des chiffres pairs et impairs de chaque côté d’une rue, crut sans doute que tous nos enfants étaient désignés à mourir aux champs d’honneur comme des numéros.

En arrivant sur la place de l’église d’Arradon, je me suis dit qu’il serait amusant de recenser le nom des maisons de la commune, de proposer aux habitants le jeu poétique d’accorder le « droit au nom » à celles qui en seraient dépossédées. J’en étais là de mes divagations, regardant les maisons autour de la place avec la curiosité d’en savoir un plus sur leur existence. J’en étais là, regardant Thomas qui s’afférait à trouver le meilleur angle de vue, Christine qui préparait ses pinceaux, Marion et Olivier qui faisaient conversation avec deux responsables de la vie associative, si importante dans la commune, lorsque je m’avisais que le nom de La Lucarne n’était pas banal du tout. Quelle belle trouvaille eurent les habitants d’Arradon en nommant le pôle culturel ainsi. L’étymologie est appropriée, cela donne de l’air, de l’espace. Une lucarne, c’est un flambeau de lumière qui dans la nuit nous guide, nous rassemble. C’est l’encadrement d’une condition dont nous pouvons nous échapper en regardant dehors. C’est un châssis vitré où la lumière tremble de désir. C’est un petit trou dans un mur qui nous fait la politesse de nous montrer qu’il suffirait d’ouvrir la porte à l’inconnu pour mieux respirer. C’est comme l’écrit si bien Seamus Heaney, cette grande voix de la poésie Irlandaise, « Rien d’éclatant, rien d’inconnu. Un regard que l’on jette de très loin dans la solitude. » 

Arrivé dans la salle accueillante de La Lucarne pour faire lecture du chapitre suivant de Si le soleil ne revenait pas, je me suis fait promesse d’un jour, ici, revenir réciter quelques poèmes extraits de l’ouvrage de Seamus Heaney qui justement s’intitule La lucarne.