Du débit de boisson au cabaret

Le cabaret / lieu de rencontre, de communion de réjouissance collective.

Etymologiquement : le mot est attesté en français dès le XIII eme siècle et, si son origine reste obscure – pour les uns elle remonte à l'ancien picard camberete, « la petite chambre », et pour les autres, plus douteusement, à l'arabe Khamârât -, il désigne en tout cas un débit de boissons de basse catégorie où l'on sert également à manger.

C'est à partir du Chat Noir que le débit de boissons qu'était le cabaret devient autre chose...

Mais en se multipliant dans les grandes villes françaises, et les grandes villes européennes, ces lieux qui se nomment dorénavant « cabaret » demeurent-ils conformes à leurs origines ? Le Chat Noir lui-même ne se dégrade-t'il pas rapidement ?

 

 

Comment la Chanson vient au café ?

La taverne existe depuis l'Antiquité grecque. Jusqu'au XIXème siècle au moins, la représentation convenue du débit de boissons est celle d'un endroit où l'on s'adonne à l'ivrognerie, à la crapulerie, aux louches manœuvres. Mais le débit de boissons n'est pas le café.

Le premier ouvert en Europe est à Venise, place Saint-Marc en 1647. Le premier à Paris ça sera en 1669. Mais c'est avec l'ouverture en 1686 du Café Procope que l'aventure démarre vraiment à Paris.

En 1716, Paris compte 300 maisons de café.

Petit à petit ces nouveaux établissements, dans l'ensemble de l'Europe, sont fréquentés par des groupes d'écrivains, de journalistes, d'artistes.

Jusqu'à la moitié du XVIIIème siècle, on n'y consomme ordinairement ni vin, ni alcool et il n'y est pas permis de fumer – et bien sûr la bienséance veut que les femmes n'y entrent pas.

Pendant la Révolution, ce n'est plus la mode des cafés. Mais elle se ranime sous l'Empire et se prolonge sous la Restauration.

Sous le second Empire, l'ouverture d'une brasserie, rue des Martyrs, porte quelques temps préjudices au café. A la fin du siècle, la bière a conquis une bonne partie des débits de boissons en Province comme à Paris.

Le café lui-même change à partir du début XIXème siècle. On finit par y consommer du vin et des alcools, par y fumer, par y manger.

Sous Napoléon III, Paris voit naître les cafés gigantesques et rutillant d'or.

Le café n'est pas resté une simple salle de consommation, il est passé à un lieu de spectacle avec l'évolution de la civilisation urbaine.

Au XIXème siècle, le cabaret n'était alors rien d'autre qu'un établissement où il était possible de boire et, à la différence de la taverne, de prendre un repas.

Pousser la chansonnette dans les débits de boissons est une habitude ancienne. Au XIXème siècle, le phénomène est plutôt commun. Mais l'organisation systématique de programmes de chansons n'existe pas du début du XIXème. Seuls deux établissements sous l'Empire sont des « cafés-spectacles », où l'on présente des saynètes comiques, des numéros de prestidigitation, de ventriloquie, de pantomime.

 

Le Caveau

Le lieu organique entre la chanson et le café, ou plus exactement le restaurant, date à Paris des réunions du « Caveau ».

Il est né en 1737 du désir d'amateurs de littérature de se retrouver ensemble pour lire leurs ouvrages et les soumettre à une critique réciproque, en un lieu réservé à eux seuls.

Il s'installe rapidement dans un lieu voisin du Café Procope, un restaurant : Le Caveau.

Société fermée, Le Caveau connut une première existence jusqu'en 1742. Puis une deuxième de 1762 à 1792. Il ressuscite, puis meurt et reprend avec succès de 1806 à 1816. Le Caveau moderne regroupe surtout des auteurs de chansons.

Ce caveau de chansonniers est dû à un libraire : Capelle. Le 20 de chaque mois, il paie un dîner au restaurant du « Rocher de Cancale », rue Montorgueil. Chaque membre, en échange, lui remet une œuvre dont il devient le propriétaire. Sont admis au repas deux invités par mois, qui doivent être acceptés à l'unanimité. Pas de femme, sauf la comédienne Déjazet qui fut la seule exception.

Après le dîner, ritualisé, on sert le café, le président du Caveau déclare ouverte la séance des chants. Chacun, dans un ordre établi, est appelé : il se lève, il chante. Les chansons doivent être inédites, les thèmes politiques sont interdits (mais souvent contournés par le biais de la satire ou du patriotisme).

À la fin de l'Empire, les oppositions politiques, justement, lui sont préjudiciables, et Le Caveau est dissous en 1816.

En 1834, le flambeau est repris par une association sous le nom « Les enfants du Caveau », puis il récupère son nom.

En 1881, il peut revendiquer, au rythme d'un par an, la publication de 47 volumes de chansons. Si Le Caveau ne contribue pas à l'histoire du spectacle, il enrichit le fonds de la Chanson française.

 

La Goguette

Gogue : vieux mot qui désigne la plaisanterie, la bonne humeur.

Faire goguette : situations de bonne humeur, des joyeux repas en groupe.

Le mouvement des goguettes démarre au lendemain de la Révolution et prend de l'ampleur sous la Restauration.

Les goguettes sont des associations dont les réunions se tenaient régulièrement dans des débits de boissons, et qui se terminaient, après de nombreux verres de vin, par des chants.

La plus ancienne date de 1792.

Le nombre s'accrue au début du XIXème siècle et elles se sont multipliées à partir de 1830, devenant principalement des « sociétés chantantes » ou « sociétés lyriques ».

Beaucoup ne vouent un culte qu'aux rencontres bachiques et aux chansons à boire.

Etant donné le pouvoir satirique de la chanson, les goguettes se sont développées avec succès parmi les opposants au gouvernement. Les goguettes ont donc vite été le refuge de la chanson frondeuse défiant les censures de l'Etat et de l'Eglise.

Avec le temps, l'organisation des goguettes évolue.

Les premières obéissent à des règlements qui rappellent ceux du Caveau.

Vers 1820, elles s'ouvrent à un public plus vaste et plus diversifié.

Vers 1885, l'auteur de chansons, Eugène Baillet arrive à établir une distinction entre la « Société chantante », qui réserve à ses adhérents le droit d'accès à ses réunions, et La Goguette , qui est tout simplement un cabaret où l'on chante.

Soumises à une autorisation de la Préfecture, contraintes par la Censure qui a pesé sur les participants et les auteurs de chansons (notamment par rapport aux critiques sur la politique, mais aussi la pornographie), les goguettes perdent leurs audiences vers 1880.

Le type de réunion qui était le propre des goguettes se transporte du côté des groupes de jeunes littérateurs.

 

 

Les guinguettes

La guinguette vient, semble-t'il, du mot guinguet qui désignait un vin de mauvaise qualité.

Entre-temps, au XVIIIème siècle, se sont développés dans les faubourgs de Paris d'autres établissements de fréquentation populaire, qui sont surtout animés les jours de fête : les guinguettes.

Pourquoi dans les faubourgs et non Paris même ? Parce qu'aux abords des barrières qui délimitent l'entrée dans la Capitale, il n'y a pas d'octroi à payer sur les vins et les liqueurs. De plus, c'est la campagne, et les espaces sont plus vastes pour les consommateurs.

Installées sous des tonnelles couvertes de vigne, ou de verdure, ces guinguettes sont nommées aussi les courtilles.

Dans ces guinguettes, les consommateurs sont attablés devant des verres de vin, c'est une cacophonie de musique, de cris, de chansons à boire, on y danse.

La construction et l'aménagement sont rudimentaires.

Les cafés-spectacles / Les cafés-chantants / Les cafés-concerts

En France, les cafés-chantants sont ouverts au début du XIX ème siècle (1830), dans deux villes où l'activité industrielle ou commerciale est intense : Lyon et Marseille.

On y boit, on y mange et sur une estrade se produisent des chanteurs professionnels, mais aussi des amateurs. Il y a même des concours de chant. On y chante des airs connus, on joue sur la satire et le grivois.

L'apparition du 1er café-chantant a lieu sur les Champs-Èlysées vers 1840. C'est le Café du Midi, devenu plus tard le Chalet Morel, et en 1861 l'Alcazar d'été.

En 1848, les baraques des Champs-Èlysées sont détruites et remplacées par des pavillons. Les tréteaux deviennent des kiosques. La mode des Cafés-chantants se met en route.

Pour les mieux équipés d'entre eux, la musique ne sert pas de simple accompagnement aux chansons. Ils entremêlent morceaux, intermèdes musicaux avec des numéros de chant.

L'idée de concert finit par prévaloir aux yeux du public, et la dénomination « Café-concert » finit par supplanter celle du café-chantant.

Plusieurs genres sont à distinguer dans ces établissements ainsi que différentes phases d'évolution :

Vers 1850, en France ce sont les Cafés-spectacles et les Cafés-chantants qui dominent en France.

Pour les premiers, tout en leur interdisant de concurrencer les théâtres par la représentation de pièce, il leur est permis d'offrir au public des spectacles ou divertissements composés de danses, de jeux gymnastiques, de scènes, de prestidigitation ou de fantasmagorie.

Pour les seconds y sont autorisées toutes formes de chansons, même en duo. Pour leurs rétributions, les cantatrices et les chanteurs sont obligés de faire la quête, parfois au profit du patron, qui les paie ensuite.

 

 

Les Cafés-concerts

Les Cafés-concerts s'imposent à partir de 1860 environ. Une modification dans l'aménagement architectural est un élément spécifique.

La concurrence avec les théâtres leur étant interdite, autant pour l'utilisation du répertoire que pour l'usage des costumes et du grimage, les autorités parisiennes du Second Empire les obligent à adopter une scène de nature particulière : La Corbeille.

Qu'est-ce que la corbeille ?

Sur l'estrade surélevée, simulant un salon, six à dix figurantes sont assises en demi-cercle derrière les artistes qui se produisent, et elles bavardent à voix basse à renfort de coups d'éventails.

Au début les salles des Cafés-concerts étaient toutes simples, blanchies à la chaux, et contenaient 200 à 300 consommateurs. L'orchestre y était modeste : un violon et une contrebasse – les établissements huppés avaient un piano.

Avec l'affluence des clients, les propriétaires agrandissent avec une scène encore plus élevée, afin que tous les consommateurs puissent voir les musiciens et les chanteurs.

La capacité d'accueil : 1500 à 3000 personnes. Comme les consommations devinrent plus chères, le public changea.

En 1867 s'ouvrent les grands Cafés-concerts : Café du Géant, l'Eldorado, l'Alcazar.

La même année, une tragédienne de la Comédie-Française, Mlle Cornélie, accepte un contrat à l'Eldorado. Elle y récite, habillée d'une robe du soir, du Corneille et du Racine. C'est un succès, mais les directeurs de théâtre considèrent cela comme une provocation. La presse s'en mêle. Alors Camille Doucet, directeur général de l'Administration des Théâtres impériaux, donne aux Cafés-concerts, le 31 mars 1867, le droit de s'offrir des costumes, de jouer des pièces et de se payer des intermèdes de danse et d'acrobatie.

C'est alors la suppression du fameux decorum artificiel et obligatoire : la corbeille. Et avec cette suppression, les cafés-concerts accèdent à toutes les formes possibles de spectacles. Autre évolution : la quête disparaît peu à peu dans les contrats d'engagement. Cependant, si l'entrée libre reste la coutume, au moins jusqu'en 1870, le spectateur est obligé de commander une boisson. Quand le client a fini sa consommation, sa boisson est automatiquement renouvelée.

En 1880, l'entrée libre devient de plus en plus exceptionnelle.

En Province, comme à Paris, c'est le triomphe des cafconc'. Accompagnant ce triomphe, tout un système commercial fleurit : agence de recrutement des « artistes », publicité pour les chansons les plus célèbres, affiches.

Dans le folklore des Cafés-concerts, il y a les répertoires comme la scie (chanson populaire qui joue sur l'absurde et la répétition) et les vedettes :

La grande chanteuse excentrique Thérésa

Paulus le gambillard

Jeanne Bloch, la petite boulotte comique

Les comiques troupiers comme Ouvrard ou Polin

L'iconoclaste Mayol

Libert et son genre gommeur

Les diseuses Anna Judic et la grande Yvette Guilbert

Le genre gommeuse et ses multiples variations.

Qu'est-ce qu'une gommeuse ? Voici la définition d'André Chadourne : « Sous des toilettes tapageuses, empruntées aux modes les plus nouvelles, avec des chapeaux surmontés de fantastiques panaches, un luxe éblouissant d'atours, de bracelets, de bijoux, la femme vient célébrer la jeunesse, le plaisir d'être belle, riche, aimée et entretenue. »

Certaines se spécialisent comme Polaire dans le genre épileptique, Mistinguett qui démarre et emprunte le genre gommeuse excentrique. On peut parler du genre espagnol avec la Belle Otéro.

Dans certains Cafés-concerts il y a des promenoirs, fréquentés par les « petites dames » à la recherche de clients...

C'est au XIXème siècle que le divertissement devient une marchandise culturelle, un objet de consommation de masse, qu'il s'industrialise et s'universalise. Que Paris ait ou non le privilège d'ouvrir les chemins, dans toutes les grandes villes d'Europe et d'Amérique du Nord, s'imposent, destinés à un public de masse, des lieux de spectacle et des spectacles peu différents dans leurs formes. Le système de tournées internationales mis en place à cette époque et facilité par le perfectionnement des moyens de locomotion, contribue à l'uniformisation des programmes proposés.

 

 

La Bohème

L'intensification du caractère de marchandise de la production intellectuelle et de la suprématie du divertissement de masse dans la vie sociale engendrent des réactions ambivalentes chez les jeunes adultes des deux dernières décennies du XIX°. La ville fascine. Elle attire tous les jeunes gens qui rêvent d'écrire, de peindre, de chanter, de composer de la musique, de faire du théâtre.

La popularisation des livres, des journaux, des chansons en moins d'un demi-siècle, nourrit leurs attentes.

Quand ils risquent le voyage, soit ils végètent de petits travaux artistiques ou littéraires en attendant la gloire, soit ils s'efforcent de coller au conformisme ambiant. Le premier chemin fournit à la bohème, le gros de ses troupes.

Peintres sans commandes, romanciers sans éditeurs, poètes sans public sont poussés par la misère vers une vie désordonnée, un anticonformisme de comportement et d'habillement qu'ils retournent comme une protestation contre les bourgeois pour les scandaliser.

Le refus de s'intégrer à la « bonne société », ou faute de pouvoir s'y intégrer tels qu'ils sont, tous ces idéalistes restent entre eux. Ils vivent plus ou moins dans les mêmes quartiers : quartier latin ou Montmartre.

Ils ont des lieux de rencontre réguliers. Ils se retrouvent en petits groupes : ateliers de peintres et café.

 

LE CHAT NOIR

Le Chat Noir ouvre le 18 novembre 1881 et est situé au 84 boulevard Rochechouart dans un ancien bureau de poste. A l'intérieur, une seule pièce de 3m50 sur 4 complétée d'un cagibi tout au bout, auquel conduisent 3 marches. Un aménagement succinct de tables et de bancs qui ne permet d'accueillir qu'une trentaine de client.

Le boulevard Rochechouart appartient aux boulevards dits extérieurs, près de Pigalle – il est plutôt mal famé.

Voilà comment le journaliste Gabriel Astruc raconte l'histoire :

« Un jeune élève de l'Ecole des Beaux Arts, peintre sans avenir, mais bon caricaturiste, Rodolphe Salis, rencontre un jour à Châtellerault, son pays natal, une comédienne en tournée, Léonide Leblanc. La célèbre comédienne ne se laisse pas fléchir, car elle a près d'elle un gars superbe, René Gilbert, peintre lui aussi et grand favori. Ces deux rivaux deviennent deux amis. Un jour, Salis et Gilbert, en compagnie du géant Parizel, du poète Léon Valade et de Jean-Louis Fonain, entrent au cabaret de la Grand' Pinte, avenue Trudaine, et y trouvent attablé le bon poète Emile Goudeau, président des Hydropathes, club de la Rive gauche où les jeunes auteurs déclament leurs vers. Les présentations faites, Rodolphe Salis, qui vient d'acheter un estaminet boulevard Rochechouart, invite ses nouveaux amis à assister à son dîner d'ouverture. »

Dès l'inauguration de son débit de boissons, Salis se définit comme un « gentilhomme-cabarettier » accueillant peintres, littérateurs et musiciens non seulement pour qu'ils boivent des bocks, mais pour qu'ils s'expriment au moyen de leur art.

Le cabaret prend donc, par l'intermédiaire de Rodolphe Salis, une réalité nouvelle. Jusque-là, ce type d'établissement pouvait être, à l'occasion, à Paris ou dans ses environs, un lieu de réunion pour des écrivains et des peintres, une guinguette pour les bals du dimanche, un refuge pour les goguettes. Avec Le Chat Noir, le débit de boissons continue d'exister, mais il devient en même temps un club de création, d'émulation artistique.

 

Pourquoi Le Chat Noir ?

Légende ou vérité, Salis aurait trouvé sur le trottoir du boulevard Rochechouart un matou abandonné alors qu'il aménageait son local.

Èmile Goudeau crée des « matinées littéraires » chaque mercredi au Chat Noir.

Un piano arrive (non sans difficulté, puisqu'il est soumis à une autorisation préfectorale).

Goudeau met en place de nouvelles séances le vendredi.

Grandiloquent, Salis présente chaque poète. Il termine sa présentation, souvent avec une plaisanterie, puis le silence se fait, on écoute attentivement et on applaudit.

Les auditeurs de ces vendredis affluent tellement que Salis est poussé à chercher un moyen d'agrandir son local. L'horloger voisin refuse de lui céder le bail de sa boutique. Après quelques contraintes et initiatives efficaces de certains artistes du Chat Noir, l'horloger cède et Salis récupère quelques mètres.

Il en profite pour réaménager le lieu, et y installe un vrai décor. Il accroche des dessins originaux et surtout l'immense toile qu'il a achetée à Willette : Parce Domine.

Le cabaret de Salis fonctionne comme une sorte de club où se rassemblent les membres d'une confrérie, dans la tradition ancienne du Caveau. Ni jeux de cartes, ni parties de dominos. Rares sont les femmes présentes. Parfois uniquement la poétesse Marie Krysinska, qui déclame ses œuvres en s'accompagnant au piano. Yvette Guilbert a découvert Le Chat Noir en 1885 et n'y a chanté qu'en 1890.

Les artistes du Chat Noir :

Les peintres Willette, Henri Pile, Nestor Outer, les chansonniers Aristide Bruant (qui créa la chanson emblématique Le Chat noir) Jules Jouy, Léon Durocher, Pierre Trimouillat, Dominique Bonnaud, Jean Goudezki et son ami l'humoriste Alphonse Allais et les poètes Georges Lorin, Charles Cros, Albert Samain, Maurice Rollinat, Maurice Mac-Nab, Jean Richepin, Jean Floux...

Fantaisie et blague sont habilement utilisées par Salis pour attirer l'attention sur son établissement, comme l'annonce de sa mort et son enterrement. Parodie macabre montée comme une opération publicitaire.

D'autres événements spectaculaires, comme le jour où, revêtu d'un costume d'or, muni d'un sceptre, et accompagné de peintres et de poètes, il monta vers le Moulin de la Galette pour en prendre possession, sous les cris : Vive le Roi !

Un rituel a pris forme assez tôt, avec Salis pour grand prêtre. Tandis qu'au comptoir trône son épouse, il s'occupe de l'entrée des artistes comme un directeur de cirque. Le verbe haut, les geste amples, il contrôle le programme en bonimentant et en improvisant. Il annonce, il présente, commente, meuble les intermèdes de son bagout et de ses mots d'esprits.

Salis ne paie pas en bon argent mais se contente d'offrir aux artistes quelques bocks, et de temps à autre, le repas du soir.

Le Chat Noir a un état d'esprit en marge ou à contre-courant des valeurs officielles.

Le public se rend chez Salis pour y rencontrer des poètes, des musiciens, des comédiens d'une fantaisie vertigineuse sans respect du poncif et du bourgeois.

Exaspéré par les souteneurs et les prostituées qui tentent, chaque soir, de forcer la porte du Chat Noir (dans l'une des bagarres, son serveur fut frappé à mort), mais aussi parce qu'il lui était impossible de recevoir la multitude de clients qui voulait rentrer, Salis décide de déménager.

Il trouve un petit hôtel particulier rue de Laval (maintenant rue Victor Massé).

Le déménagement le 10 juin 1885 fut conçu par Salis comme une fête. Il organise un défilé en grande pompe à minuit sonnant, du boulevard Rochechouart à la rue de Laval. La marche est ouverte par une fanfare de tambours, clairons et serpents d'église, jouant gavottes et menuets. Suivaient deux gardes, puis le maître de maison en habit brodé et épée au flanc, ainsi que deux hérauts déployant la bannière du Chat Noir. Le Parce Domine de Willette est transporté par quatre hommes costumés en académiciens. La foule ferme le cortège, éclairée par des torches comme pour une retraite aux flambeaux.

L'enseigne de Willette, son fameux chat dans un croissant de lune, est accrochée à la hauteur du deuxième étage du bâtiment.

Fixé sur la porte, un écriteau invite les gens à entrer, mais justifie cette invitation par cette proclamation : « Passant, sois moderne ! »

A l'intérieur, une longue verrière du côté de la rue, sur le mur de droite le Parce Domine de Willette. Au fond, une pièce avec des tables. A gauche, la salle dite des Gardes, avec une cheminée monumentale décorée de chats et un comptoir.

Un escalier conduit au 1er étage, c'est le siège dorénavant de la rédaction et de la fabrication du journal.

Au deuxième étage se trouve une salle de spectacle aménagée avec des fauteuils pliants et un piano droit. Un cadre de théâtre de guignol surmonte le piano. Partout sur les murs, des dessins et des tableaux.

Les visiteurs sont salués par un Garde Suisse en grand apparat, hallebarde à la main qui frappe trois coups de son arme à chaque nouvelle arrivée.

Le service est assuré par des garçons de café portant des habits d'académiciens.

Salis en personne accueille le public dans un jargon moyenâgeux de circonstance : « Gentilshommes, Nobles dames ».

Les chanteurs, les diseurs de poèmes et de monologues sont toujours au rendez-vous, et le jour reste le vendredi mais uniquement dans la salle du 2ème étage baptisée Salle des Fêtes. La salle des gardes et la salle François Villon sont pour la boisson uniquement.

Avec ce nouveau Chat Noir, Salis voit sortir de ses rangs de nombreux dissidents qui, tout en l'imitant, lui reprochent tantôt son autorité despotique et sa mégalomanie, tantôt sa rapacité, son appétit d'argent et ses préoccupations commerciales.

L'évolution des soirées du vendredi dans la Salle des fêtes va s'accentuer avec l'utilisation de l'ancien castelet de Guignol sur le piano pour présenter des figurines découpées, avec accompagnement de musique et de chansons. Puis dans un second temps, le passage à un théâtre d'ombres, d'abord rudimentaire mais qui, à partir de 1887, sera équipé d'une vraie machinerie qui deviendra de plus en plus perfectionnée.

Henri Rivière, jeune peintre de Montmartre est recruté par Salis pour s'occuper des décors, des costumes, des éclairages. Mais très rapidement avec son talent, son esprit d'invention, le projet initial du castelet prend une autre direction.

Henri Rivière assume la responsabilité artistique de 40 pièces, dont il était, pour la plupart d'entre elles, l'auteur.

Rapidement le castelet disparaît, une ouverture est percée permettant l'aménagement d'un écran de 1m de long sur 98cm de haut, avec des coulisses de 3 à 4m.

Conscient que le Théâtre d'ombres constitue une attraction sans égale pour son établissement, Salis accorde toute sa confiance à Rivière, et ne lésine pas niveau finance.

Rivière peut améliorer ses moyens techniques, expérimenter, former une équipe de machinistes, de musiciens, de choristes, de bruiteurs. Pour la moindre représentation, il fallait 8 machinistes, dont 2 chargés exclusivement de la lumière.

En 1888, l'écran est agrandi et passe à 1m40 de long et 1m12 de haut. Les coulisses disposent maintenant de 5m de profondeur et sont dotées d'un piano, d'un orgue, d'une batterie et de divers appareils pour le bruitage.

Mais le spectacle de Théâtre d'ombres reposait également sur le maître des lieux en personne par son rôle de bonimenteur. Pour le répertoire non lyrique, mais satirique ou humoristique, récitants et chanteurs n'étaient pas de mise, et c'était habituellement Salis qui se livrait à des improvisations au fur et à mesure que les images défilaient sur l'écran. Jonglant avec les métaphores, les antithèses, les anachronismes, il brodait à partir de presque rien.

La création du Théâtre d'ombres change complètement la vie du Chat Noir : il n'est plus uniquement l'espace des poètes, des diseurs de monologues, et le vendredi, à partir de 1892, cesse de leur être réservé. On y instaure des spectacles réguliers.

La clientèle change aussi : des snobs, des fêtards, des gens du monde, le Tout-Paris de la presse, de la finance, de la politique, des riches étrangers.

Le public s'élargit dans la mesure où, depuis 1892, la troupe du Chat Noir effectue des tournées en province et à l'étranger (le Théâtre d'ombres et quelques artistes maison pour meubler : les chanteurs Jules Jouy, Paul Delmet, Vincent Hypsa).

En janvier 1897, Le Chat Noir étant arrivée en fin de bail, et le propriétaire de l'immeuble refusant tout prolongement de la location, Salis projette de mettre sur pied à Paris un théâtre portant la même enseigne. Mais tombé malade en tournée à Angers, il meurt le 19 mars dans sa propriété près de Châtellerault.

La troupe du Chat Noir survit le temps de quelques représentations en province, conduite par la veuve Salis.

Le Journal, qui avait subi une transformation complète en avril 1895, s'éteint lentement.

La Chat Noir a été en 15 ans un croisement de rencontres, d'allées et venues d'artistes de toutes disciplines, curieux ou cherchant à gagner leur vie, fantaisistes ou arrivistes.

Le Chat Noir devient un modèle obligé pour ceux qui, à Paris, se lancent dans la fondation ou l'animation d'un établissement du même genre à la fin du XIX éme siècle.

 

 

Références

Cabaret Cabarets de Lionel Richard // ed. Plon

Le Café Concert de François Caradec et Alain Weill // ed. Fayard

Autour du Chat Noir - Arts & plaisirs à Montmartre 1880-1910  ed. Skira Flammarion