Un concert dérangé ou La nuit des merveilles - Texte de Jean Lambert-wild

 

Moi qui fus éduqué en fréquentant des invisibles qui buvaient du piment, juraient en diable, dansaient au rythme du « OIuklé », mangeaient du verre et guidaient la main des « Grater Tiboi », j’ai toujours laissé mon pied gauche boiter dans sa tombe, comme mise en garde de l’oubli. Cette habitude, que j’ai gardée quel que soit le climat, m’offre un peu d’humour et m’évite de cheminer en clandestin d’un destin inévitable. 

Je claudique en conscience des heures inguérissables. Cependant, je mesure que cette conversation avec la mort est devenue un interdit. La mort est une étrangère qu’on ne veut plus accueillir. 

Le monde moderne s’étant géolocalisé, il s’est débarrassé des psychopompes qui guidaient les âmes vers d’autres mondes. De toutes évidences nous « disparaissons ». Ce qui est beaucoup plus hygiénique et surtout beaucoup plus impersonnel. C’est aussi un culte de l’oubli, censé faciliter, en réalité, un bonheur virtuel générateur d’angoisses inexprimables nous transformant, dès notre naissance, en consommateur de notre propre vie. Inhibé de notre finitude, nous nous consommons plus que nous nous consumons ; et l’odeur d’une bougie, le grincement des roues d’une charrette ou le chant du coq la nuit ne sont plus associés à des signes qui nous permettraient de « voir » pendant un instant. 

Face à cette amaurose mortuaire qui réduit les rituels à de pures conventions de principe, le théâtre reste encore le lieu d’une pratique funéraire secrète. À condition, toutefois, que ce que nous interprétons soit libéré du joug des dieux et du corset des convenances d’une société qui appréhende la mort en la désincarnant ou en la moralisant avec austérité.

Triste convoi sur une scène me direz-vous et la soirée sera bien lugubre… C’est bien le contraire, car accepter la conscience de l’inéluctable permet d’associer la tragédie de notre destin à la comédie de notre présent. Représenter la mort aiguise le rire de vivre. C’est l’occasion de théâtraliser la pensée d’llya Ilitch Metchnikov, qui fit de la thanatologie une discipline universitaire en affirmant, avec la raison d’un miroir, que sans une attention systématique à la mort, les sciences de la vie seraient incomplètes. 

Il est donc inutile de repousser la mort. Il faut en rire sans crainte de trébucher ou d’être mal vêtu dans l’au-delà. Pour cela, l’Ankou, ce dernier défunt de l’année qui, pour l’année suivante, a mission de récolter les corps de ceux qui nous quittent, est une figure folklorique d’une grande richesse. Cet ouvrier de la mort – Oberour ar marv – qui dans la culture bretonne conduit une charrette – Karrigel an Ankoù – dont le grincement – Wig ha wag ­– est de bien mauvais augure ; ce charron celtique tenant la barre du Bag noz, ce bateau de la nuit dont l’équipage pousse des cris à fendre l’âme, pourrait facilement trouver sa place dans les types de la Commedia del arte et partager quelques répliques de la farce du Garçon et l’Aveugle

Son masque tragique ne nécessite pas d’aggraver sa représentation d’un trait d’esprit chagrin. Il n’est pas la mort, il est son serviteur. Et comme tout serviteur, il sait se moquer de son maître. Esclave de sa condition, il n’est tenu par aucune convenance et bouscule toutes les hiérarchies sociales. Son entrée sur une scène est l’occasion de nous démontrer d’un sourire absurde la vacuité de certaines règles sociales, car sa sentence est toujours implacable : An amzer a droAn Ankou a sko – Le temps passe, l’Ankou frappe. 

Ce psychopompe, dont on a peine encore, dans certains pays bretons, à susurrer le nom, peut allier l’esprit le plus léger à la plus grave réalité. Il n’est d’ailleurs pas interdit d’imaginer que, comme tout ouvrier, il ait le droit à une pause. Que celle-ci soit l’occasion de chanter et de faire un brin de causette. Au cas où l’Ankou est donc pour lui le prétexte de s’accorder un petit moment de détente en garant sa charrette au portique d’un théâtre qui programmerait un concert d’Erik Marchand, dont il affectionne particulièrement le timbre et le répertoire.

Laissant en coulisse, pour ne pas terrifier l’assistance, sa faux au tranchant inversé, il s’inviterait dans ce récital et profiterait du plaisir de l’oisiveté de nos vies pour distribuer les feuilles volantes d’un répertoire dont le registre s’accorderait mieux au diapason de sa fonction, demandant alors à Erik Marchand de chanter Tri avalig (Trois petites pommes), An Ankoù hag an Dioul c’hober an evaj kreñv (L’Ankou et le diable faisant une boisson forte), Ar pesketaer, an Ankoù ha mamm an Diaoul (Le pêcheur, L’Ankou et la mère du diable)…

Émissaire d’un réel voilé, il ferait de la scène le catafalque joyeux d’un dialogue philosophique où il serait facétieux en évoquant les réanimations de Giovanni Aldini, tendre au souvenir de l’homme à tête d’oiseau de Lascaux, enflammé à l’évocation des poèmes de Pierre-Jakez Hélias, parfois méditatif en évoquant la vague bleue décrite dans les travaux de David Gems et de ses collègues de l’University college London et enfin, autant ému que respectueux en nous décrivant l’ultime combat des cellules que Peter Noble de l’Université de Washington a pu observer il y a peu. Un moment qu’il partagerait avec nous avant de rejoindre sa forêt d’Huelgoat en concluant d’un « À bientôt ! »