Un rêve pour Gramblanc - Texte de Jean Lambert-wild

Le geste d’un clown blanc est difficile à identifier. C’est une ramure qui a beaucoup de directions. Il se démarque de l’interprétation d’un acteur ; même s’il peut, par certains aspects, donner l’impression d'en épouser les traits. La rythmique de son corps, la saccade singulière de ses mains, le tempo de son visage, nécessitent une attention particulière. Être clown c’est habiter un sac en proposant un battement d’allure inimitable. Cela se compose lentement et n’a rien de naturel. Le choix d’une marche ou d’une posture a autant d’importance que le placement de la voix. Ils sont en fait reliés. Les mots ne peuvent sortir correctement qu’avec un accord complet du corps. Si le corps hésite, la voix bégaye. Cet ajustement du geste et de la voix, qui peut aller jusqu’à la dislocation volontaire de son être, permet au clown d’être sublime et grotesque à la fois. Le rythme fait donc l’équilibre de sa représentation. Et plus encore, cette impulsion d’un équilibre toujours précaire construit sa relation avec le public, son adresse qui emprunte à la commedia dell'arte, à la pantomime, au mime, à l’acrobatie et, aussi incongru que cela puisse paraître, à l’art de la marionnette.

Si un clown blanc travaille avec une marionnette, il doit penser son raffinement au moyen d’un pivot lui accordant un nouveau type de mouvement. Ses bras, ses jambes, sa tête doivent s’articuler avec une singularité qui lui permettra de faire corps avec son partenaire, son compère de tissu, de cire, de poils ou de bois.

Le geste souverain voudrait que le clown devienne marionnette et que la marionnette devienne clown, que le regard des spectateurs ne discerne plus qui est le faire-valoir de l’autre. Ainsi, leurs expressions corporelles conjuguées attireraient plus que le descriptif des événements auxquels ils seraient soumis. Leur conversation serait une fête qu’affirmerait le jeu des physionomies. La netteté des interventions, de l’un comme de l’autre, offrirait, dans un parfait accord, une meilleure attention de leur nécessité à nous dire quelque chose et de notre consentement à les entendre.

Pour un clown blanc travailler avec des marionnettes, c’est tenir la tige d’une fleur en équilibre dans la paume de sa main. C’est un absolu poétique sans doute impossible, mais dont la perspective agrémente une fantaisie solide qui ne se plie pas aux caprices d’une improvisation facile.

Les marionnettes ont une âme fascinante qui emprunte à la main de son manipulateur un mystère jamais dévoilé. C’est d’ailleurs à une marionnette que je dois ma vocation de clown. Un pupazzo au visage grimé de blanc d’où se détachaient en relief deux petites oreilles rouges, ainsi qu’une signature noire qui lui pourfendait le visage d’une exquise balafre. Il avait un habit bouffant pailleté de rouge et de bleu, coloré de rubans d’étoffe d’or. Il avait aussi un cône blanc pointu qui semblait percer les nuages. J’étais enfant lorsque cette marionnette grava en moi une figure qui, avec l’âge, n’eut d’autres secours que de s’affirmer. Ce pupazzo déclamait. J’ai souvenir de ma fascination à suivre les ponctuations qu’il faisait à chaque vers en déplaçant sa tête, ses mains, ou son corps tout entier qui glissait magiquement sans jambe au cadre du castelet, en faisant parfois, devant mes yeux ébahis, le tour tout entier. Cela produisit en moi une turbulence poétique immense qui me fit rire, pleurer, chanter et tout en même temps. Depuis, j’en suis sûr, les marionnettes et les clowns ont un destin commun, celui de ne pas abandonner les joies inconsolables de l’enfance.

Travailler avec Angélique Friant est une réjouissance très sérieuse. C’est une marionnettiste de grand talent qui abrite un poète au bout de chacun de ses doigts. Sa direction améliorera le chemin de Gramblanc, le clown pour lequel je vis. Et puis, interpréter une entrée clownesque pour clown blanc et rats à gaine écrite par Catherine Lefeuvre me confirme que le geste d’un clown blanc est d’être un « risque à tout ». Car oui, un des rêves intimes de Gramblanc c’est d’être une marionnette habitée par une vie guidée d’une main plus grande que la sienne. C’est quelque chose comme cela le destin d’un clown blanc… Être le valet des étoiles.