Carnet de Bord # 6 UBU Cabaret

Par Jean Lambert-wild

Au souvenir des aubes passées à lire l’œuvre d’Alfred Jarry, je mesure les mutations qu’elle suscita en moi. Chaque livre, chaque phrase, chaque mot me renvoyaient à ma condition poétique. C’était une étrangeté que de retrouver, au contour d’une ponctuation, un monde ou mon âme créole se réjouissait des polysémies énigmatiques offertes en abondance. Il y avait des moments d’obscurités où je ne savais plus ce que je lisais, ni même ce que je vivais en lisant. Mais ces obscurités finissaient toujours par se déchirer pour suggérer de nouvelles possibilités fantastiques. C’était une rêverie qui transformait mon cœur en locomotive, me poussant au-delà de mon rythme cardiaque habituel. Faisant mienne cette réplique de Aldern dans Haldernabou, je criais en mon ventre « le fond de la terre et la pesanteur ont dans leurs mains qui réchauffent ses orteils de mandragore. File ton rouet, féline Drosera. Tourne le charbon lumineux de ta courroie, fleuve Océan qui encorbelle les Ixions païens aux X de bras philosophaux. Tu es embryon par le continu de tes gestes circulaires, mais tu es ton centre et ta circonférence, et tu te penses toi-même, Dieu métallique, essence et idole. » Cela jusqu’à ce que mon cœur mécanique épuisé m’impose de changer tous les rouages qui l’animaient.  J’en suis encore heureux, fourbu, désossé et je refuse de me soigner.

Ma nécessité, et cela depuis que ma gorge s’est détachée du sein maternel,  est conduite par un impératif catégorique poétique où le mystère du langage fait république de volontés libres et parfois… déraisonnables. Je m’aperçois que ma monomanie du Clown blanc est entretenue par cette détermination à ne pas affaiblir les multitudes euphoriques du langage, à ne pas accepter l’uniformisation déprimante d’une époque où tout doit être réduit pour se conformer à la vérité d’un lexique commercial.  Personne n’est à l’abri de ce rétrécissement du sens qui affecte aussi le théâtre, le muselant jusqu’à le rendre politiquement et symboliquement sans grande importance dans la cité. À n’en pas douter, certains finiront par vouloir en faire l’économie, trouvant pour cela l’argument de résultats insuffisants et d’objectifs inatteignables. 

Aujourd’hui les lexicophiles qui s’amourachent des énigmes de l’écriture sont devenus suspects, mais plus encore celles et ceux qui prétendent que cette fièvre des mots est salutaire et osent revendiquer sur scène la magie sociale du langage en opposition farouche des tweets complaisants qui ne sont en fait qu’un réseau de prisons sociales. L’obscurité d’un mot éclaire le mystère de l’esprit et cela, n’en déplaise à celles et ceux qui programment en twettant. Lorsqu’il n’y aura plus de dieux et de veaux d’or à dévorer, nous serons enfin souverains de cultiver les mots qui nous sortent, puis nous plongent, puis nous sortent du chaos, comme des esquifs abandonnés dans la fureur de l’océan.  Au marin perdu et sans boussole, je dis que le langage est baptême de la raison. Que pour cela il ne faut pas tout dire sur scène, mais juste tracer un itinéraire laisser libre à la navigation du spectateur. Le théâtre nous donne l’élan de l’inaccessible et le cabaret rend cet inaccessible si humain qu’on peut rêver de le prendre dans ses bras. Dans Le Linteau Alfred Jarry écrit : «  …la diversité des sens attribuables est surpassant, la verbalité libre de tout chapelet se choisit plus tintante; et pour peu que la forme soit abrupte et irrégulière, par manque d’avoir su la régularité, toute régularité inattendue luit, pierre, orbite, œil de paon, lampadaire, accord final. » 

C’est plus qu’une phrase à répéter, c’est une augmentation à vivre !

 

Spectacle

Telle l’armée des Palotins, se réunissent au plateau, ou sous chapiteau, des cabarettistes, clowns, circassiens,...